Cecile's Blog

  • Pour les mauvaises langues, j’ai bien retrouvé Le Successeur de Ismail Kadaré dans ma PAL. Il s’agit donc du deuxième tome du diptyque constitué de La fille d’Agamemnon (dont j’ai parlé dans ce billet) et Le Successeur (dont je parle dans ce billet donc). La fille d’Agamemnon a été écrit vingt ans avant Le Successeur, mais celui-ci reste bien la suite directe du premier tome.

    En mai, le narrateur et Suzana venaient de se quitter, suite à l’annonce des fiançailles de Suzana avec un homme susceptible de ne pas faire de tort à la carrière de son père, futur successeur de Enver Hodja (le dictateur albanais). On se retrouve ici en décembre, le successeur vient de se suicider, suite à une réunion au sommet de l’État où le dictateur dirigeant le pays devait lui annoncer quel serait son sort, après une période d’incertitudes qui durait depuis septembre, depuis exactement la cérémonie de fiançailles de Suzana. La réunion a dû être abrégée, car la journée se finissait et la sanction devait tomber le lendemain. On suppose que le successeur a voulu s’épargner l’annonce de sa déchéance et s’est donc suicidé.

    Bien sûr, le narrateur de premier tome est hors jeu. Ici, Kadaré ne choisit pas un narrateur, mais raconte l’histoire du point de tous les protagonistes, sauf du successeur (puisqu’il est mort). On a ainsi connaissance de l’avis de Suzana, de son frère et de la mère (par ouï-dire), mais aussi du dictateur, du nouveau successeur, de l’architecte de la maison. On peut aussi lire les bruits de couloir qui font penser que le successeur ne s’est pas vraiment suicidé, mais qu’il aurait été assassiné, notamment parce qu’il avait une plus belle maison que le Chef.

    Au lieu de concentrer son intrigue temporellement sur le mois de décembre, l’auteur fait durer le roman sur une année où on voit comment va évoluer l’ambiance à la tête du pays. Au début, les rumeurs courent, tout le monde parle (plutôt chuchote) du sujet à des personnes de confiance (si on peut en trouver). Puis, la situation change doucement : on en parle moins en public, mais on continue d’en parler dans les foyers, on s’interroge jusqu’à soupçonner tout le monde. Passer la stupeur du public, mais aussi des personnes introduites, l’ambiance devient lourde, on attend tous (le lecteur aussi) que le Dictateur intervienne, mais il ne se passe rien. On laisse courir le bruit que l’assassin aurait pu passer par la maison du Chef, mais celui-ci ne dément ni ne confirme. On ne sait pas, personne ne sait, sauf Kadaré (et nous à la fin du livre).

    On revient aussi en arrière pour comprendre comment, entre septembre et décembre, le Successeur a pu chuter, jusqu’à la mort. On voit que cela peut aller très vite, que ce n’est dû qu’à la volonté, voire l’humeur, du Dictateur. C’est quelque chose que l’on sait par les livres d’Histoire, par les documentaires télévisés, mais je trouve toujours percutant de le lire dans un roman. On comprend mieux la manière où dans les dictatures, il n’y avait (et il n’y a toujours) pas de certitudes, des personnes qui disparaissaient (et disparaissent toujours) alors qu’elles étaient (et sont) encensées le jour d’avant. La dimension temporelle est mieux illustrée dans un roman : on a le temps de s’attacher, de vivre une situation avant que celle-ci ne change complètement. Dans les documentaires (livres ou télévisés), cela ne reste qu’un fait impersonnel.

    Ce qui m’a fasciné dans ce livre, c’est la capacité de Kadaré de nous mettre dans la tête de tous les personnages, d’arriver à nous faire penser comme eux, de ressentir leurs peurs, leurs incertitudes et leurs questionnements. C’est assez formidable, car le livre reste court (220 pages), mais l’auteur fait ce qu’il avait fait pour un personnage dans La fille d’Agamemnon, pour plusieurs personnages aussi différents. L’écriture reste gracile, sans lourdeurs pour passer d’un personnage à l’autre. C’est assez formidable.

    Les deux romans forment un diptyque, sont sur le même sujet, dénonce plus ou moins la même chose, l’Albanie communiste, mais sont totalement différents. Est-ce que c’est dû au fait qu’ils ont vingt ans d’écart ? Au fait que l’auteur a changé sa manière de raconter des histoires ? Ou bien au fait que Kadaré sait écrire des romans toujours différents ? Cela me donne envie de continuer à découvrir Kadaré, pour pouvoir répondre à mes questions.

    Références

    Le Successeur de Ismail KADARÉ – roman traduit de l’albanais par Tedi Papavrami (Le Livre de Poche, 2007)

  • J’avais lu il y a presque quatre ans (comme le temps passe) le premier roman de Frédéric Gros, sur les Possédées de Loudun. J’avais beaucoup aimé ce livre ; c’est donc tout naturellement que je voulais lire ce titre-ci. J’ai attendu qu’il soit proposé en livre numérique à la bibliothèque. Au début, je voulais attendre de pouvoir l’emprunter, mais avec les 13grèves et la pandémie, je n’ai pu aller qu’une fois à la bibliothèque depuis le début de l’année. Mais je l’ai lu.

    C’est un roman épistolaire, constitué de dix lettres écrites par Mesmer à monsieur Wolfart, dans les derniers mois de sa vie (janvier à mars 1815). Mesmer est le fondateur du mesmérisme ou théorie du fluide animal. La thèse de Mesmer est qu’il existe un fluide « universellement répandu et continu de manière à ne souffrir aucun vide, dont la subtilité ne permet aucune comparaison, et qui, de sa nature, est susceptible de recevoir, propager et communiquer toutes les impressions du mouvement« . Ce fluide serait le moyen par lequel « les corps célestes, la terre et les corps animés » s’influencent mutuellement. Les maladies seraient causées par une mauvaise répartition du fluide dans le corps humain. Le docteur (plus exactement le magnétiseur) doit donc agir sur ce fluide pour guérir le malade ; cela se fait par des passes, qui ont plus ou moins l’air d’être une sorte d’apposition des mains. Le but (de ce que j’ai compris) est que le fluide du docteur influence celui du malade, provoque des crises (je ne sais pas pourquoi) et après plusieurs séances, le malade est guéri. Je vous laisse juge de la validité de cette idée.

    Vous vous doutez cependant que la théorie des Mesmer, même à cette époque (Lumières, Révolution française, tout ça tout ça), a suscité de vives polémiques, avec ses partisans et ses détracteurs, les patients convaincus et les proches sceptiques.

    Mesmer, plus exactement l’auteur, nous raconte tout au long des dix lettres son parcours : la découverte de son fluide, la théorisation de ses observations, l’écriture de sa thèse, et la recherche de reconnaissance. C’est cette dernière partie qui sera plus compliquée : il fera beaucoup de « passes » en Hongrie, en Autriche, en Allemagne, en France, guérira un certain nombre de malades (souvent convaincus), cherchera à faire valider ses succès par ses confrères. Ses succès le feront gagner beaucoup d’argent, d’autant qu’il a épousé une femme riche. Son coup d’éclat sera le traitement de la cécité de Maria Theresia von Paradis, amie de Mozart. Il arrivera à améliorer quelque peu son état, puisqu’elle distinguera des formes, des ombres … mais lorsque des médecins cherchent à valider l’état de la compositrice autrichienne, elle se trompe, ne voit plus. Elle n’est plus sous l’influence du fluide de Mesmer, dont elle était (d’après Frédéric Gros) devenue la maîtresse entre temps. Il deviendra aux yeux de beaucoup un charlatan, mais restera des patients qui continueront à le faire gagner beaucoup d’argent, qu’il perdra lors de la Révolution française.

    J’ai beaucoup aimé, mais moins que les Possédées. Le roman est trop court à mon avis. Voir l’histoire uniquement du point de vue de Mesmer est assez particulier, car, à mon avis, cela force le lecteur a adopté quelque peu son point de vue. On en vient à le plaindre, à ne pas comprendre les médecins qui ne valident pas sa théorie. Pourtant, en temps normal, j’aurais tendance à être sceptique sur ce genre de choses. Ce sentiment de bienveillance vis-à-vis de Mesmer m’a rendu quelque peu mal à l’aise, l’impression de manquer quelque chose, même si le personnage est sympathique, un peu geignard et vantard tout de même, mais vu ce qu’il a traversé c’est un peu normal. J’aurais bien aimé avoir d’autres points de vue sur cette histoire, un peu comme dans les Possédées justement.

    Il y a des pages absolument magnifiques sur les moments d’amour avec Theresia Paradis, mais surtout sur les ressentis face à la musique. L’idée est que les compositions en ré majeur toucheraient plus profondément les oreilles qui les écoutent, et les doigts qui les jouent. Elles amélioreraient le mouvement du fluide animal dans la pièce, la relation entre les personnes dans la pièce. Si on passe sur cette idée de fluide animal, la manière dont la musique peut toucher est si forte, que même moi qui n’est pas l’oreille musicale, l’est ressentie grâce aux mots de Frédéric Gros. Je vous dirais bien que c’est son fluide animal à lui.

    Références

    Le guérisseur des Lumières de Frédéric GROS (Albin Michel, 2019)

  • Depuis le début de l’année, j’ai mis au point une technique personnelle pour lire les livres que je possède. J’ai été bien aidé par le Covid-19 et les grèves de transports, mais pour l’instant j’ai réussi à lire plus de trente livres de ma PAL, des pavés comme des livres courts, en passant par des BD (une goutte d’eau dans l’océan, mais il faut bien commencer quelque part). La fille d’Agamemnon fait partie de ces trente livres. Je l’ai choisi uniquement parce qu’il était derrière moi, lorsque j’étais assise à mon bureau.

    Mon premier Ismaïl Kadaré. Court (130 pages), mais efficace. Le livre a été écrit en 1985, et est le premier tome d’un diptyque ; le deuxième tome s’intitule Le Successeur, qui lui a été écrit près de vingt ans plus tard. Pourtant, les deux livres sont parus ensemble, en France, en 2003. On nous explique en préface que La fille d’Agamemnon a été sorti en contrebande d’Albanie, avant la chute du régime communiste. À la lecture du livre, on comprend pourquoi.

    Il y a du monde dans les rues de Tirana, un petit air de fête et de gaîté. C’est normal puisque le grand défilé du premier mai va avoir lieu aujourd’hui. Tout le monde semble heureux, sauf le narrateur. En effet, sa jeune amante Suzana vient de lui annoncer qu’elle le quittait, non qu’elle ne l’aime plus, mais parce qu’elle va « se sacrifier » pour la carrière de son père, étoile montante du Parti et futur successeur du Guide. La famille doit se montrer parfaite, et le narrateur ne rentre pas dans le plan. En effet, elle va se fiancer avec un meilleur parti, qui sera plus efficace pour que son père reste en odeur de sainteté.

    Ce mot de « sacrifice » rappelle, au narrateur, l’histoire d’Agamemnon, qui a sacrifié sa fille Iphigénie pour cause de raison d’État. L’image est un peu forte, car Suzana ne va pas mourir, mais pour le narrateur, qui vient de voir son bonheur éclaté (et surtout qui vient de lire le livre de Robert Graves sur la mythologie grecque), cette image s’impose.

    On suit ses pensées lorsqu’il se rend au défilé, pendant lequel il espère voir une dernière fois son amour. Le trajet entre chez lui et la tribune officielle (pour laquelle il a un ticket !) est l’occasion de rencontrer des connaissances, des collègues de travail (il travaille à la télévision d’État), un membre de sa famille … On apprend ainsi qu’il est très conscient des contraintes qu’exercent sur lui, et sur l’ensemble de la population, le régime totalitaire du pays.

    Je disais donc que ce livre était très efficace, dans sa dénonciation du Régime. En 130 pages, l’auteur brasse énormément d’idées, qu’il exploite de manière profonde. La phrase d’Ismaïl Kadaré fait que les idées s’enchaînent rapidement, de manière extrêmement logique. J’ai choisi quelques extraits pour illustrer l’écriture de l’auteur :

    J’avais perdu de vue G.Z. et ne voulais plus y penser. C’en étaient d’autres qui, pour diverses raisons, s’étaient arraché à eux-mêmes des morceaux de chair afin que le sort ne les laissât pas dégringoler sans retour au fond du précipice. D’autres… Peut-être en faisais-je moi-même partie. Nous avions emprunté un chemin sans bien savoir où il menait, sans savoir combien de temps il durerait, puis en cours de route, s’apercevant que nous nous étions fourvoyés, mais qu’il était trop tard pour faire demi-tour, chacun, afin de ne pas être englouti par les ténèbres, avait commencé à découper des lambeaux de sa propre chair.

    Brusquement, j’eus l’impression de saisir l’explication de l’énigme. Le sentiment de découverte fut tel que je retins mes pas et fermai les yeux comme si la vue du monde réel risquait de me masquer ce qui commençait enfin à s’élucider… Iakov [il s’agit du fils de Staline], paix à son âme, avait été sacrifié non pas afin de subir le même sort que n’importe quel autre soldat russe, ainsi que l’avait prétendu le dictateur, mais afin de conférer à ce dernier le droit d’exiger la mort de n’importe qui. De même qu’Iphigénie avait donné à Agamemnon le droit de déclencher la boucherie…

    En résumé, une bonne découverte. Normalement, j’ai Le Successeur dans ma PAL. Il ne me reste plus qu’à le retrouver…

    J’en profite pour vous recommander un autre livre que j’ai lu pendant le confinement, et qui se passe aussi en Albanie. Il s’agit du roman noir Les aigles endormis de Danü Danquigny. On suit un homme qui revient en Albanie, pour venger l’assassinat il y a vingt ans de sa femme. Cela permet de découvrir l’Albanie, plus côté trafic, pendant le Régime totalitaire et après l’effondrement de celui-ci.

    Références

    La fille d’Agamemnon de Ismail KADARÉ – traduit de l’albanais par Tedi Papavrami (Fayard, 2003)

  • Je tiens encore une fois à vous présenter mes excuses pour ce long silence. Depuis le dernier billet, il s’est avéré qu’il y a eu de plus en plus de bruits autour de moi à cause du chantier d’un immeuble (et ses ouvriers marteau-piqueur), des arbres coupés par la ville (qui étaient les meilleurs murs antibruit existants, puisqu’ils permettaient d’entendre moins les avions d’Orly le soir), et surtout du renouvellement, en pleine nuit (parce que c’est plus drôle) des voies de la ligne de train qui passe derrière chez moi, et ce pendant un mois, cinq nuits par semaine. À cela, s’ajoute la suppression du passage à niveau, pas très loin derrière chez moi et qui nous a valu, tout un week-end (jours et nuits pendant deux jours et demi), la mise en place des poteaux qui soutiennent les fameuses caténaires de la région parisienne, parce que les voies vont être décalées.

    Alors que j’aurai pu lire, en pleine nuit, vu que j’étais réveillée, avec l’impossibilité de me rendormir, j’ai préféré ruminer sur mon travail. Tout cela n’a pas amélioré mon humeur. J’ai lu, mais sans concentration, avec l’impression de ne lire que de mauvaises choses. Ce n’est pas terrible de faire un billet dans ces conditions.

    Mais là, j’ai enfin trouvé un livre très intéressant, avec une écriture magnifique : By the rivers of Babylon de Kei Miller. Il s’agit du deuxième roman de l’auteur, paru en France, après L’authentique Pearline Portious (que j’ai dans ma PAL, mais que je n’ai pas lu bien sûr). Vous pouvez trouver un billet chez Sandrine par exemple.

    Dans ce livre-ci, l’histoire est assez simple. On est en 1982, à Augustown, quartier périphérique de Kingston, capitale de la Jamaïque. Kaia revient chez sa « grand-mère » Ma Taffy, en pleurant, un peu honteux, de l’école. Son instituteur vient de lui couper ses dreadlocks, suite à ce qu’il considérait comme de la désobéissance. Or, Kaia et sa famille sont rastafari, les dreadlocks ont une très grande importance dans ce mouvement (même s’il semble ne pas y avoir qu’une seule interprétation). Dans le livre, on peut trouver deux interprétations. La première est racontée par la mère de Kaia : elle lui dit de toucher ses cheveux quand il perd courage, car cela lui rappellera qu’il est un lion, plein de force, comme sa mère, sa grand-mère. En effet, les dreadlocks sont le symbole de la force de leurs possesseurs puisqu’il rappelle « le lion de Juda qui figurait au centre du drapeau éthiopien ». La deuxième interprétation n’est pas donnée explicitement, mais présente tout au long du livre. Les dreadlocks sont le symbole de la résistance de la population noire face aux anciens colonisateurs, qui malgré l’abolition de l’esclavage, restent les maîtres de l’île.

    Ainsi, Ma Taffy convoque d’anciennes histoires. Une concerne un prêcheur volant. Il y a longtemps (Ma Taffy était encore jeune), un prêcheur a décrété pouvoir voler, dans l’air. Quand il s’envolera, la Terre périra, les bons et les méchants seront séparés… Toute la population d’Augustown y croit, d’autant que le prêcheur avait déjà réalisé un miracle quelques années auparavant. Mais les habitants de Babylone (dans le mouvement rastafari, il s’agit de la société occidentale) voient cela d’un autre œil : il s’agirait plutôt d’un soulèvement de la population pauvre de la ville. En tant que telle, la manifestation sera réprimée, et minorée par la suite. Pourtant, la population comprend, à ce moment-là, que les choses peuvent changer si elle reste unie. Ce serait donc le début du mouvement de résistance d’Augustown face à Babylone.

    Ma Taffy convoque aussi une autre ancienne histoire : un homme arrêté par la police, enfermé pendant une nuit, durant laquelle on lui a coupé ses dreadlocks, s’est suicidé le lendemain, en rentrant chez lui. Cela a été un choc pour tout le monde, bien évidemment. Et c’est ce qui explique aussi la crainte de Ma Taffy, de voir la mère de l’enfant, Gina, venger son fils.

    Gina est un des personnages que l’on suivra, dans la seconde partie du livre, comme la directrice de l’école de Kaia, et son fils, ainsi que l’instituteur. On fera aussi la connaissance d’un petit caïd d’Augustown. Kei Miller dessine le portrait d’une société sous tension, extrêmement discriminante, où la couleur de peau fait la place dans la société, les « couches sociales » étant extrêmement imperméables. Par exemple, l’instituteur tient à être considéré comme « blanc », alors que dans les faits, il est métis. Cela lui donne la possibilité de se voir plus haut, que ce qu’il n’était en réalité.

    Même si vous n’êtes pas inspiré par cette histoire, je vous conseille ce livre, car Kei Miller fait ce portrait de la société jamaïcaine, de manière très intelligente et équilibrée, jamais lourde. On ne se lasse jamais. On ne s’attache pas plus à un personnage ou à une époque, tout est intéressant. L’écrivain pose des questions à son lecteur, l’interpelle et finalement le force à considérer un monde qu’il n’a pas forcément envisagé.

    Cette histoire parle de gens qui existent comme vous et moi, aussi réels que je l’étais avant de devenir une chose flottant dans le ciel, délivrée de son corps. Et vous pouvez aussi vous arrêter sur une question plus urgente : non pas de savoir si vous croyez à cette histoire, mais plutôt si celle-ci parle de gens que vous n’avez jamais envisagé de prendre en considération.

    Il ne force pas le lecteur à adopter son point de vue. Finalement, le lecteur termine le livre, en comprenant un peu mieux pourquoi un événement qui peut sembler de l’extérieur anodin provoque un « autoclapse », terme de dialecte jamaïcain pour désigner « un désastre imminent, une calamité, le plus grand trouble qui soit ». C’est un livre que je vous conseille pour cela : c’est un très bon roman, avec une belle écriture, mais surtout il permet de toucher du doigt une réalité qui n’est pas forcément celle de son lecteur.

    Références

    By the rivers of Babylon de Kei MILLER – traduit de l’anglais (Jamaïque) par Nathalie Carré (Zulma, 2017)

    P.S. : J’ai évité de vous mettre une version de Boney M., mais vous pouvez aller regarder par vous-même bien sûr.

    P.P.S : J’ai oublié de vous raconter comment Ma Taffy est devenue aveugle. Son grenier était infesté de rats, qui se sont reproduits. Un jour, le plafond n’a plus résisté et s’est écroulé. Ma Taffy était en dessous, et les rats dans la panique lui ont crevé les yeux avec leurs petites pattes. Qui peut avoir ce type d’idées, franchement ?

  • Nous avons une histoire avec Robert Harris dans ma famille, depuis la parution de Archange chez France Loisirs, en 2000 (à peu près). En moins d’une semaine, mon frère, ma mère et moi avions lu le livre, et nous n’avions qu’un exemplaire. Après, mon frère a lu et plutôt apprécié Fatherland et Enigma (qui sont sur la Seconde Guerre mondiale). Ma mère et moi avons lu une partie de la série sur l’Empire romain. J’ai lu cette année son roman Conclave, qui se passe lors d’un conclave, comme son titre l’indique. J’ai aimé la reconstitution de l’événement, le message aussi, les péripéties malicieuses … Dans ce contexte, j’étais plutôt ravie lors de la parution d’un nouveau roman de l’auteur, l’année dernière. Je l’avais repéré dès sa sortie en anglais, l’idée étant de voir si je pouvais conseiller ce livre à mon frère, qui ne lit que des livres présélectionnés, par sa sœur ou d’autres personnes. Pour ne pas faire trop de suspens, j’ai bien aimé, cela se lit très bien, on apprend plein de choses mais ce n’est pas du même niveau que Archange par exemple.

    Les romans de Robert ont pour la plupart un contexte historique. Ici, c’est la crise des Sudètes, en 1938, pendant laquelle Hitler souhaite incorporer à l’Allemagne les zones à majorité allemande de Tchécoslovaquie (et donc les Sudètes). Pour arbitrer le litige, la France, mais encore plus l’Angleterre de Chamberlain, sont en première ligne. A lieu une réunion de la dernière chance, à Munich. Seront présents : l’Allemagne, l’Angleterre, la France et l’Italie de Mussolini, alliée de Hitler comme on le sait. Vous me direz : « Ne manque-t-il pas quelqu’un ? » Et oui, les diplomates tchèques n’ont pas été invités, et ont plus exactement été enfermés dans leur chambre d’hôtel, en attendant qu’on décide pour eux (en tout cas dans le roman). Cette réunion a mené aux accords de Munich, qui donne les Sudètes à l’Allemagne. J’avais un prof d’histoire en terminale, qui nous avait tout simplement expliqué que c’était une des plus grandes hontes de l’Angleterre et de la France d’avoir signé cela.

    Dans le roman, Robert Harris explique pourquoi : aucun des pays, France, Angleterre, Italie ou Allemagne, n’étaient encore près à lancer une guerre, que chacun savait pourtant inéluctable. C’est donc celui qui le mieux bluffé qui a remporté la partie, et ce fut Hitler. Mais à la fin de la conférence, chacun (c’est le cas, pour Chamberlain et pour Hitler) y a vu sa propre victoire. Vous me direz, on fait un peu la même chose aujourd’hui, mais dans tous les cas, je trouve que c’st une réelle imposture et cela m’énerve.

    Robert Harris n’étant pas historien, mais romancier, tout cela est donc raconté via deux personnages fictifs, qui évoluent parmi des personnages ayant réellement existé. On suit les préparations et la réunion du côté anglais, à travers le personnage de Hugh Legat, secrétaire privé de Chamberlain, et du côté allemand, via le personnage Paul Hartmann, diplomate allemand. Hugh et Paul se connaissent depuis longtemps, puisqu’ils ont fait leurs études ensemble à Oxford. Hugh a même accompagné Paul, à Munich, en 1932, pour rencontrer la petite ami de Paul et Hitler. L’histoire annexe du roman se base sur le fait que Paul veut faire passer un document aux Anglais, qui montre le danger que représente Hitler pour l’Europe. En effet, la résistance allemande au Nazisme estime que l’Angleterre n’a pas pris réellement conscience du danger Hitler. Il apparaît, selon eux, pour l’Angleterre, comme un personnage détestable, qu’il faudra à une moment éliminé mais sans plus. Alors que pour les Allemands entrés en résistance, la conférence de Munich est la dernière chance d’arrêter Hitler, avant une guerre que tout le monde voit se profiler.

    Vous avez donc, dans ce Munich, une trame historique, qui sert d’arrière fond à cette histoire d’ »espionnage ». Je mets espionnage entre guillemets, car ce n’est pas James Bond tout de même. Cela reste feutré, avec assez peu d’actions. Mais le principal est que cela reste crédible (la plupart du temps).

    Commençons par la partie historique. Très réussie comme d’habitude chez Robert Harris. En sortant de votre lecture, vous avez l’impression de connaître le fonctionnement, et même les locaux du 10 Downing Street. Pour vous dire, avant ma lecture, je pensais que le 10 Downing Street était une porte d’une jolie maison où habitait le Premier Ministre (j’étais resté sur l’image de Cherry Blair ouvrant la porte elle-même). Il ne m’était même pas venu à l’idée que l’on pouvait travailler là-dedans. Comme je partais de très loin, j’ai appris beaucoup. Le côté allemand est un peu moins détaillé, mais tout aussi intéressant. Plus que les lieux et la manière dont ils fonctionnent, vous pouvez « voir » les personnages sans même les avoir déjà vu en photo. C’est particulièrement vrai pour Chamberlain. Robert Harris excelle pour faire un portrait en quelques mots des personnages, et en dire beaucoup sur leur caractère dans la manière dont il le fait. Donc si le contexte historique vous intéresse, je vous conseille vivement ce livre pour vous initier ou réviser les bases.

    Ce qui n’a pas été dans mon cas, c’est la partie fiction avec Paul et Hugh. Le premier point est l’alternance des chapitres allemand et anglais, au début du livre, dans la phase de préparation de la conférence. Je comprends bien sûr que Robert Harris était obligé d’alterner les lieux dans cette phase du roman. Le problème est qu’ici, c’est systématique : le chapitre fait en général une quinzaine de pages, se termine sur un élément qui donne envie d’en savoir plus. Vous tournez la page et vous vous retrouvez dans l’autre pays, en étant un peu plus frustré à chaque fois.

    Le deuxième point qui ne m’a pas plut, c’est les détails sur les vies personnelles de Hugh et Paul. Le fait de savoir que la femme de Hugh le rompe, que Paul couche avec une secrétaire d’un Ministère n’apporte, mais alors, absolument rien. Même l’auteur ne sait pas quoi faire de ces détails. Il aurait dû développer, bien plus que ce qu’il n’a fait, la partie sur Oxford et notamment les incompréhensions entre l’Anglais et l’Allemand. Ici, c’est juste effleuré alors que c’est passionnant.

    Concernant l’écriture, je la dirai tout simplement efficace. Le livre est sans temps morts, mais surtout sans mots inutiles. Cela rend le livre très rapide, mais aussi très agréable, à lire. On se détend, tout en apprenant ou révisant un peu de notre Histoire.

    Références

    Munich de Robert HARRIS – traduit de l’anglais par Natalie Zimmermann (Plon, 2018)

  • Michel Jullien, c’est un peu l’auteur de Keisha, qui ne tarit jamais d’éloges sur ses livres. C’est aussi l’auteur de mon ancien libraire, qui mettait toujours Michel Jullien en avant (c’est ce qui fait que j’en ai deux dans ma PAL). Tout cela pour dire que Michel Jullien est un auteur que je savais vouloir lire. Quand a paru à la dernière rentrée littéraire ce roman, je savais que ce livre pouvait me plaire, puisque les thèmes en sont la Russie après la Seconde Guerre mondiale. Il a fallu attendre un an (et les vacances) que ce livre soit disponible (une deuxième fois) à la bibliothèque pour que je me lance. Mon avis : un livre magnifique, un style magnifique, un auteur passionnant.

    Russie. Après la Grande Guerre patriotique. Bien sûr, tout le monde souhaite fêter la victoire, remercier les valeureux soldats qui se sont battus sur les différents fronts. Pourtant, nombreux sont ceux qui ne peuvent participer à la fête, notamment les amputés, pour lesquels il est impossible de faire comme avant. C’est le cas de nos deux protagonistes. Piotr a perdu ses deux jambes sur un pont enjambant la Vazouza : les haubans d’acier du pont ont lâché et ont sectionné net les deux jambes du soldat, en train de courir. Kotik, lui, a perdu un bras et une jambe, mais du même côté, ce qui est embêtant pour tenir une béquille. Les deux personnages sympathisent dès leur rencontre à l’hôpital et ils ne se quitteront plus. Ils feront la manche ensemble, partageront les mêmes buts : écrire au ministre pour obtenir un petit soutien financier et voir celle qu’il considère comme une véritable héroïne : Natalia Mekline, une aviatrice (1922-2005), qui a combattu vaillamment pendant la Seconde Guerre mondiale. Sauf qu’au bout d’un certain temps, la société russe ne veut se rappeler que de la victoire, et ne souhaite donc plus voir les désastres de la guerre. Piotr et Kotik sont donc envoyés dans une colonie de samovars, noms donnés aux personnes amputées des deux jambes (ce qui leur donne une allure de samovar justement). Cette colonie se situe dans un ancien monastère, sur l’île de Valaam, au milieu du lac Ladoga, en Carélie, d’où le titre de livre. Les deux amis continuent à espérer rencontrer leur « sœur » de combat, et pour cela ils doivent quitter la colonie, ce qui leur donne un nouveau but…

    J’ai été un peu surprise au début de ma lecture, car l’histoire n’est pas racontée de manière chronologique : on commence à Valaam, puis on reprend l’histoire des deux protagonistes, leurs blessures pendant la guerre, leurs années dans les rues, puis on retourne à Valaam. Cela m’a fait bizarre un court instant, mais d’un autre côté, sinon, j’aurais passer mon temps à chercher où était l’île du titre.

    Finalement, il ne passe pas grand-chose dans ce livre, en tout cas pas grand-chose qui n’aurait pas pu être abrégé. Les protagonistes ressassent beaucoup leurs malheurs, leurs anciennes vies, leur but (qui les fait tenir tout de même). Pourtant, Michel Jullien ne se répète jamais, se renouvelle tout le temps, dans une langue extrêmement joueuse. Je ne compte pas le nombre de fois où j’ai admiré les jeux de mots, la multitude d’expressions pour raconter les mutilations…

    Il y a un style qui roule, un rythme qui m’a emportée dans cette histoire. Finalement, outre l’histoire, c’est ce que je retiendrai de ce livre : des trouvailles littéraires, un auteur qui permet de retrouver tout ce que la langue française peut exprimer, l’impression de n’avoir jamais lu cela ailleurs…

    Le livre comprend une très bonne postface qui permet de distinguer la licence poétique, de la réalité sur Valaam, mais aussi d’en apprendre plus sur Natalia Mekline.

    En conclusion, un livre que je vous conseille (si nous avons des goûts proches).

    L’avis de Maryline.

    Deux extraits

    Kotik parmi la communauté des samovars

    Kotik Leonid Tchoubine, un gars plein d’embarras, une moitié de samovar ne tenant debout, hybride, en déséquilibre, bamcal, sans cette démarche en balancier propre à la société, véritable handicap que ce membre de plus, incapable d’assiette, mal proportionné, pas la ressource de se tenir droit sur ses mains comme tout le monde, en plus de quoi le bras et la jambe jalousée se trouvaient renvoyés du même côté, à droite, tandis que si ses mutilations eussent été réparties en quinconce il aurait pu manier la béquille [p. 17-18]

    Les  deux personnages sont arrivés à Valaam. L’auteur décrit leur nouvelle situation.

    Pour l’heure, début d’hiver, les nouveaux résidents ne se marchaient pas sur les pieds, les murs marquaient une tendance au vide, en plus de quoi quelques âmes affectées dans cette retraite insulaire n’avaient pu supporter les rigueurs magistrales de la première saison, libérant des cellules. Ce ne fut pas le cas des deux comparses en leur nouvelle terre, Au contraire, Valaam les secoua, l’espace, le frimas, la nature, une certaine hygiène recouvrée, un minimum de soins dispensés, une vie communautaire mieux réglée parmi leurs prochains, la quiétude insulaire, les vapeurs lacustres, une diète éthylique vivifiante, du bouillon chaud, un toit, des nuits, du régime, un peu des bienfaits d’une cure. Après des années de macadam, la pause erratique les transforma. [p. 78]

    Références

    L’île aux troncs de Michel JULLIEN (Éditions Verdier, 2018)

  • Continuons un peu sur les sciences. J’ai enfin mis la main à la bibliothèque sur ce livre de littérature jeunesse, que j’avais repéré dès sa parution, et surtout je l’ai enfin lu (parce que pour dire la vérité, je l’avais déjà emprunté une fois sans le lire). Marie et Bronia est l’histoire de deux sœurs de la fratrie Skłodowska, Marie (qui deviendra Marie Curie) et Bronia (qui deviendra Bronia Dluska).

    Le roman commence en Pologne, à Varsovie, en 1860, avec la rencontre des parents de nos héroïnes. Le pays est occupé par les Russes, mais pour l’instant, Wladyslaw, professeur de mathématiques et de physique, et Bronislawa, institutrice, ne sont qu’à leur amour. Deux ans après leur mariage, un premier enfant naît. Rapidement suivront quatre autres enfants. Quatre sœurs, un frère. Malheureusement, Bronislawa tombe malade (tuberculose) alors que Marie est très jeune. Bronislawa doit vivre complètement séparé de ses enfants, pour ne pas risquer une contamination (elle reste cependant dans l’appartement familial). Bronia, la sœur, sera un peu une maman de substitution. Elle lui apprendra à lire, par exemple. Le caractère de Marie s’affirme très tôt : elle est intelligente, aime apprendre, et est très curieuse. Malheureusement, en l’espace de deux ans, elle perdra une de ses sœurs du typhus (Bronia sera malade aussi, mais guérira) et sa mère.

    Après ces morts, Bronia prend en charge le ménage, tout en menant ses études. Elle souhaite être médecin pour soigner les maladies pulmonaires. Le problème est que les Russes interdisent les études supérieures aux femmes. Elle ne pourra donc pas réaliser son rêve en Pologne. En attendant, elle suit les cours de l’Université volante, qui sont des cours souvent donnés par des professeurs d’Université, et donc d’un haut niveau, dans le plus grand secret, avec des lieux de réunion changeant à chaque fois. Entre temps, Marie a eu son « bac » avec les honneurs et, elle, aussi suit ces cours secrets. Elle se passionne pour la chimie, mais ne pouvant pas accéder à un laboratoire, ses connaissances sont bien trop théoriques. Toutes les deux rêvent d’études supérieures, à la Sorbonne, où les femmes sont admises (même si pas forcément acceptées). Problème : elles n’ont pas d’argent pour aller étudier en France.

    Marie va trouver la solution : sa sœur va partir en France et elle va prendre un emploi de préceptrice, pour envoyer de l’argent à sœur, pour qu’elle puisse étudier sereinement. C’est le fameux pacte des sœurs du titre.

    Après quelques postes, Marie va se retrouver à enseigner à deux « adolescentes » (dont une du même âge) à la campagne. Cela se passe plutôt bien, même si Marie présente une personnalité forte et des envies de justice, qui ne sont pas forcément compatibles avec l’aristocratie polonaise de l’époque. Tout se gâte le jour où elle tombe amoureuse du fils de famille, étudiant en mathématiques : les parents se fâchent, les séparent. Marie vit son premier chagrin d’amour, qui lui font perdre toute envie de réaliser ses rêves.

    De son côté, Bronia réussit très bien ses études et est même tombée amoureuse, d’un étudiant polonais, Casimir, recherché par les Russes, et qui est donc obligé de rester en France. Il a les mêmes rêves qu’elle … ils vont très logiquement se marier. Bronia est désespérée en lisant les nouvelles de Marie, et l’incite à venir tout de même à Paris. L’argent ne sera pas vraiment un problème, puisque Casimir a de l’argent devant lui. Après moult hésitations, Marie arrive enfin à Paris, pour réaliser ses rêves, et accessoirement révolutionner la science. Le livre s’arrête sur le prix Nobel de Pierre et Marie Curie, et sur l’installation, par Bronia et Casimir, d’un sanatorium en Pologne.

    L’auteure se focalise donc sur le parcours des deux sœurs, tout ce qu’elles ont dû faire, subir, pour pouvoir réaliser leur rêve. Le livre est extrêmement positif, mais réaliste, dans le sens où Marie Curie n’est pas peinte comme une sorte d’héroïne de la science, mais comme une femme passionnée, avec ses défauts, ses qualités, ses doutes …  On la voit vivre, tomber amoureuse … Elle est extrêmement attachante, comme sa sœur d’ailleurs. Je ne le connaissais pas du tout. Elle aurait mérité bien plus de place dans le livre, car elle aussi est très intéressante. Il y a très peu de sciences dans ce livre ; l’auteure se concentre sur la passion, sur l’envie d’en savoir toujours plus, mais aussi sur le but que ce sont fixés les sœurs.

    Ce livre est exactement ce que j’aurais aimé lire adolescente. Je trouve qu’il peut inciter à étudier les sciences, ou tout du moins, à faire le maximum pour réaliser ses rêves, car cela peut marcher. Il montre aussi l’importance du soutien des parents (sans l’éducation et les idées sur l’éducation de Wladyslaw, il n’y aurait pas eu de Bronia et Marie), et de la famille. Les rencontres fortuites ou non sont également très importantes.

    L’écriture est très claire, simple, mais efficace, plutôt descriptive, ce qui permet de bien s’imaginer les différentes situations. En tant qu’adulte, j’aurais aimé un petit plus de profondeur, un petit peu plus de description des sentiments des personnages.

    Natacha Henry a également fait paraître en 2015 un « livre pour adultes » sur le même sujet Les Sœurs savantes (2015, La Librairie Vuibert). Par contre, je pense qu’il s’agit d’un essai. Vous vous doutez maintenant que j’aimerais beaucoup lire ce livre… Il n’y aura sûrement pas de descriptions plus en profondeur des sentiments des personnages, mais je saurais ce qui est vrai et ce qui est de la fiction.

    Références

    Marie et Bronia – Le pacte des sœurs de Natacha HENRY (Albin Michel / litt’, 2017)

  • 10 décembre 1946. Stockholm. Otto Hahn s’apprête à recevoir le prix Nobel de chimie, pour la découverte de la fission nucléaire en 1938. Otto Hahn est aussi connu, pour avoir travaillé après la guerre à réhabiliter les Allemands sur la scène internationale, action qui a été saluée par le Général de Gaulle.

    Le scientifique a déjà préparé son discours, visualise le déroulement de la journée qui doit être sa journée. Sa femme, Édith, se prépare, elle-aussi, dans la pièce voisine. Pourtant, les deux ont en tête une seule personne, absente, Lise Meitner, qui a été la collaboratrice de Otto Hahn, pour toutes ses expériences, pendant trente ans. On ne parle pas d’une simple assistante, mais bien d’une collaboratrice essentielle : elle est titulaire d’un doctorat de physique, elle a cosigné la plupart, voire tous les articles scientifiques d’Otto Hahn.  Sauf que Lise Meitner est une femme, autrichienne et juive. En 1938, après l’Anschluss, cela n’était plus tenable pour elle de rester à Berlin. Otto Hahn l’a aidée à fuir in extrémis, à Stockholm, où elle a pu passer la guerre, sans être inquiétée et même continuer à travailler. Elle est partie en 1938, juste avant la découverte de la fission nucléaire. Otto Hahn signe l’article sans elle, pour la première fois depuis trente ans. Il n’est pas difficile de s’imaginer que cette découverte n’a pas pris quelques mois, qu’Otto Hahn avait commencé à travailler dessus avec Lise Meitner avant qu’elle soit obligée de fuir. D’autant, qu’elle est la première (en collaboration avec son neveu) à avoir fourni une explication théorique de la fission nucléaire, en 1939 : on comprend donc qu’elle avait une totale maîtrise du sujet.

    Vous me voyez venir : elle habite à Stockholm, le prix Nobel est remis à Stockholm. Bien évidemment, elle va venir dans la chambre d’Otto Hahn pour s’expliquer et surtout demander des comptes. Tout le roman consiste en la confrontation entre Lise et Otto Hahn, en tête à tête. En effet, Édith, qui a remarqué le changement de comportement de son mari après la fuite de sa collaboratrice, soutient cette rencontre, mais restera dans la pièce d’à côté.

    Les deux personnages échangent des arguments. Otto Hahn soutient que la fission nucléaire est une découverte de chimie, et non de physique (discréditant l’apport éventuel de Lise Meitner, qui était elle-même physicienne), qu’il était difficile à cette époque de permettre à une femme juive de signer un papier scientifique. Le lecteur pense facilement qu’Otto Hahn n’était tout simplement pas un héros. Il a travaillé jusqu’à la fin, sur la bombe allemande. Il s’est retrouvé à Farm Hall (dont Jérôme Ferrari avait parlé dans un de ses livres). Il n’a jamais été cité comme nazi convaincu. Lise Meitner réplique à Otto Hahn en citant le passé. Mais rien ne convainc Otto Hahn qu’il a tort. Lise Meitner est forcément très en colère et surtout déçue par un homme, qu’elle estimait être une âme sœur. De plus, elle a, à un moment, l’occasion de lire le discours d’Otto Hahn, et elle n’y est même pas citée alors que maintenant, il n’y a plus de danger. Il y a une incompréhension qui perdure tout le roman : elle veut qu’il reconnaisse leur passé commun, alors que lui est déjà dans l’avenir, dans l’après-guerre. En effet, le thème principal de son discours pour le Nobel n’est pas la chimie nucléaire, mais bien le sort des Allemands de l’après-guerre.

    C’est typiquement le type de roman qui aurait dû être un coup de cœur. Je ne connaissais pas Lise Meitner et son rôle dans la découverte de la fission nucléaire. Elle est souvent citée comme exemple d’effet Matilda (et visiblement cela dure encore aujourd’hui). Cela m’a beaucoup intéressé d’apprendre tout cela.

    De plus, le roman est très bien écrit. Cyril Gely est également un auteur de théâtre. Le livre est, en grande partie, dialogué. L’auteur maintient une tension constante entre les deux personnages. Les éléments du passé sont parfaitement amenés, l’argumentation est solide et plausible.

    Cyril Gely précise, d’ailleurs, à la fin du livre que cette conversation a bien eu lieu. Otto Hahn décrit, dans ses mémoires, « une conversation plutôt désagréable avec Lise Meitner. Cette dispute était probablement le fait d’une certaine déception. Car moi seul recevais le prix ». Lise Meitner a, elle, écrit à une amie : « J’ai trouvé cela très douloureux que Hahn, dans ses interviews, n’ai jamais dit un mot de moi ou de nos trente années de travail en commun ». Les deux protagonistes n’en ont pas dit plus. L’auteur livre donc bien ici un roman, et donc une version des faits.

    Je n’ai pas pu m’empêcher d’être un peu déçue tout de même. Cyril Gely a choisi de conclure l’histoire sur un plan personnel. Intérieurement, je me suis dit qu’il n’était pas obligé. Un scientifique qui s’implique autant dans des expériences, dans l’idée qu’il va faire une découvre, n’a pas besoin de rancœurs ou d’explications personnelles, quand il se fait voler son travail par un scientifique de son labo ou quelqu’un de très proche. C’est comme son bébé, il a mis toute sa personne dans ce projet. L’explication scientifique suffit. En fermant le livre, je me suis dit que c’était cela qui m’avait manqué dans ce livre : la flamme scientifique, la compréhension de ce qui fait que ce métier est une passion, mais aussi un sacerdoce. C’est ce qui m’a toujours plus dans les romans présentant ou vulgarisant la vie de grands scientifiques.

    En conclusion, une bonne lecture, mais sans plus. Une Lise Meitner très intéressante, que l’on aurait aimé connaître, un Otto Hahn qui ressemble, de loin, tout de même à un sacré c**, surtout quand on pense à Pierre Curie, qui a insisté auprès de l’Académie Nobel, pour que sa femme reçoive elle aussi le prix, vu qu’il n’y aurait pas eu de résultats sans elle.

    Un autre avis sur Lecture / Écriture.

    Références

    Le prix de Cyril GELY (Albin Michel, 2019)

  • Mon premier roman moldave ! Il y a encore peu, je pensais que la Moldavie n’était pas un vrai pays, mais une région de Roumanie, et qu’elle avait servi de modèle pour la Syldavie et la Bordurie d’Hergé. Il fallait que je corrige mes lacunes en littérature moldave, et en apprendre un peu plus sur ce pays qui m’est complètement inconnu. À ma connaissance, il y a très peu d’auteurs de ce pays, traduits en français : je vois Savatie Bastovoi (chez Jacqueline Chambon) et Iulian Ciocan (aux éditions Belleville). J’ai choisi de commencer ma découverte par le second livre traduit du second auteur.

    Dans ce roman, on fait la connaissance de Nistor Polobok, chef du cabinet Architecture-Urbanisme-Cadastre à l’Hôtel de Ville de Chişinău (capitale de Moldavie, pour rappel). Comme en France, c’est un des postes administratifs où il est le plus facile d’être corrompu. Et, cela n’a pas manqué, Nistor est un des personnages les plus corrompus de la mairie, toujours proche politiquement du plus influent. À force de travail et d’argent, il a réussi à s’offrir un véritable palais dans un quartier plutôt huppé de la ville : il a des voisins plutôt aisés, mais aussi des voisins plus pauvres, habitant dans des immeubles datant de l’Union soviétique. Avec ses sous, il s’offre des femmes et maîtresses, tout en gardant la sienne à la maison. Une mécanique qui, il le pense, ne peut pas s’arrêter de sitôt.

    Sauf que si ! Il rentre, un jour, chez lui, et trébuche sur une petite fissure dans le trottoir. Il se fait mal, demande à la mairie de faire quelque chose. Les ouvriers de la mairie arrivent, réparent, repartent, mais quelques jours, plus tard la fissure est de nouveau là, mais plus grande. Les ouvriers rebouchent. La fissure revient. La mairie abandonne et la fissure s’agrandit jusqu’à engloutir le palais de Nistor (bien sûr, il s’était enfui avant). Pendant ses épisodes, Nistor fait des cauchemars, devient plus ou moins conscient du danger imminent pour la capitale. En effet, il pense que la fissure va devenir crevasse, qui va devenir faille. Il cherche à prévenir tout le monde, mais aussi à comprendre ce qu’il se passe. Pour cela, il est aidé par une voyante qui lui dit que tout est sa faute. Plus exactement, c’est l’affront fait à une femme qui est la cause du problème. Commence alors une quête effrénée de la femme …

    Ce livre est plutôt une bonne découverte. Je trouve l’idée de la fissure qui engloutit tout (maisons, arbres, véhicules, population… sans faire de différences), symbole de la corruption, excellente. J’aurais aimé que le côté fable du texte soit accentué, mais là, l’auteur ne choisit pas entre le roman social, la fable … et au final, j’en ressors avec un sentiment de pas assez, d’une bonne idée à moitié exploitée. C’est mon reproche principal.

    Un autre reproche que je ferais, qui est lié au premier : certains chapitres ont peu de lien avec l’histoire, parfois avec la fissure même. Ces chapitres sont souvent ceux présentant la situation actuelle de la Moldavie. Cela rend parfois difficile de voir où l’auteur veut en venir.

    On peut cependant trouver plein de points positifs à ce texte. L’auteur a beaucoup d’humour, on peut le qualifier de caustique, un peu fataliste. Il dépeint une situation en très peu de mots.  Certains chapitres ressemblent à de très courtes nouvelles : une description, des personnages caractérisés en quelques traits, une histoire assez simple, une chute superbe et imprévisible.

    Le reproche que je faisais précédemment peut aussi se transformer en qualité. On apprend énormément sur la Moldavie contemporaine, celle d’après la chute de l’URSS. On découvre une population partagée, entre ceux qui se tournent vers la Roumanie, et plus généralement vers l’Union européenne, et ceux qui se tournent vers la Russie. Les rêves, les âges et les situations sociales sont très différents. L’auteur dépeint très bien la corruption politique, la manière non spontanée dont se créent des révoltes soi-disant spontanées. C’est mis en parallèle avec la situation plutôt misérable de la population.

    À la fin de cette lecture, j’ai le sentiment d’une population isolée entre deux géants, pas vraiment aidée par une élite corrompue, plus soucieuse de son compte en banque que du bonheur de sa population. C’est finalement toutes ses informations que je retiens du livre, et qui font que c’est une belle découverte, puisqu’elle m’a permis de connaître, un peu, ce pays.

    Le billet de Passage à l’Est.

    Références

    L’empire de Nistor Polobok – Portrait fêlé d’une Moldavie corrompue de Iulian CIOCAN (Éditions Belleville, 2019)

  • Mon premier slovaque ! Et j’ai eu la chance que ce soit une très bonne lecture. Cela a d’abord commencé par une prise de conscience : les chars soviétiques en Tchécoslovaquie, en 1968, n’étaient pas qu’à Prague, mais bien dans toute la Tchécoslovaquie, et donc forcément à Bratislava, capitale de l’actuelle Slovaquie.

    Dans ce livre, on suit trois familles, liées par un lien familial ou amical. Ces trois familles sont parties en exil à la suite de l’ »invasion » soviétique de 1968.

    La première famille est celle de Šani, sa femme Anna et leur fille Petra. Ils habitent dans une petite ville, Stara Ruda, où les deux parents travaillent dans l’unique entreprise tchécoslovaque de matériel médical. Lui est un ingénieur reconnu. Il a adhéré au parti communiste, plutôt pour les avantages, que par convictions. Anna occupe, elle, le poste de comptable. Tous les deux mènent une vie plutôt confortable, ont une belle habitation, une belle voiture … Leur fille, Petra, vient de terminer ses années de médecine à Bratislava. Au début du roman, au début de l’été 68, Petra retourne vivre chez ses parents, avec dans l’idée de commencer en septembre à travailler

    Stara Ruda est une petite ville, assez loin de Bratislava, mais suffisamment proche pour y aller régulièrement sans trop de peine, et donc assez loin des vents réformateurs qui soufflent sur les capitales :

    Quand le foehn réformateur du Printemps de Prague 68 souffla jusque-là, Šani réalisa que le froid y était encore glacial. À Stara Ruda, au point de vue sociétal, on n’était pas sorti de l’hiver 1965.

    On pourrait donc s’attendre qu’à l’été 68, la répression soviétique soit moins sévère dans les campagnes. Pourtant, les parents de Petra craignent pour elle et pour son avenir. Ils envoient leur fille en Autriche, chez des amis, tant que la frontière est ouverte. Problème : étant donné la place de Šani, il est assez mal vu que sa fille soit partie. On lui propose d’aller à Vienne, récupérer / convaincre sa fille de rentrer au pays où elle sera pardonnée et pourra servir la République socialiste. Le problème est qu’il doit y aller seul, en laissant sa femme derrière lui. Ils prendront une décision très difficile :  Šani ne rentrera pas de Vienne, il émigrera avec sa fille, en laissant sa femme derrière lui.

    Quand elle faisait ses études, Petra logeait, à Bratislava, dans une famille amie de Šani, de confession juive. Dans cette famille, il y a une jeune fille sensiblement du même âge que Petra ; elle s’appelle Tereza. À l’été 68, Tereza est dans un kibboutz en Israël. Elle « décide », après de grandes hésitations, de ne pas rentrer ; commence alors, pour elle, un exil, seule, alors qu’elle n’a qu’une vingtaine d’années.

    Anna, la femme de Šani, a une soeur, Erika, mariée à Jozef. Celui-ci a étudié la théologie. Il a cependant refusé d’être ordonné, car cela impliquait forcément de dénoncer ses paroissiens. Il s’est lancé dans la radio, ses émissions sont très appréciées. À l’arrivée des Soviétiques, Jozef rentre en résistance en faisant des émissions clandestines. On fait comprendre à sa femme qu’il doit cesser ou qu’ils doivent partir. C’est ce qu’ils feront …

    On voit donc suivra, dans ce roman, ces trois groupes de personnes, sur les routes d’un exil qui, pour certains, sera définitif. J’ai beaucoup aimé la construction en chapitre alterné, parfois sans qu’il y ait de lien entre les chapitres. Ici, c’est très bien fait, et donc il n’y a pas de lassitude et le lecteur a toujours en mémoire l’histoire de chaque protagoniste. L’auteur a une très belle écriture, très mélancolique, très sensible. Il met beaucoup d’empathie retenue dans son texte. On s’imagine les personnages, on vit, on comprend leur situation. Pourtant, on reste à une petite distance. Cette distance fait qu’à la fin du texte, on garde en mémoire les situations de l’exil, plus que les situations particulières de nos personnages. Cela donne une composante générale / universelle au texte.

    Je tiens à signaler que ce livre est inspiré d’histoires réelles, ce qui peut-être explique le côté crédible du texte, tant au niveau des histoires, que des personnages. Je reste persuadée que c’est bien le talent de l’auteur qui fait que ce roman est aussi réussi, sa manière de raconter, sa manière d’agencer ces histoires, sa manière de généraliser des situations particulières, pour faire une histoire universelle.

    En conclusion, ce livre est tout ce que j’aime. Empathique, sensible, il permet au lecteur de vivre et de ressentir profondément une situation tragique, qu’il n’a pas forcément vécue. En plus, on apprend plein de choses sur la vie en Slovaquie, dans la seconde partie du vingtième siècle. Je vous recommande vivement ce livre !

    Références

    Bratislava 68, été brûlant de Viliam KLIMÁČEK – traduit du slovaque par Richard Palachak et Lydia Palascak (Agullo, 2018)