Depuis le début de l’année, j’ai mis au point une technique personnelle pour lire les livres que je possède. J’ai été bien aidé par le Covid-19 et les grèves de transports, mais pour l’instant j’ai réussi à lire plus de trente livres de ma PAL, des pavés comme des livres courts, en passant par des BD (une goutte d’eau dans l’océan, mais il faut bien commencer quelque part). La fille d’Agamemnon fait partie de ces trente livres. Je l’ai choisi uniquement parce qu’il était derrière moi, lorsque j’étais assise à mon bureau.
Mon premier Ismaïl Kadaré. Court (130 pages), mais efficace. Le livre a été écrit en 1985, et est le premier tome d’un diptyque ; le deuxième tome s’intitule Le Successeur, qui lui a été écrit près de vingt ans plus tard. Pourtant, les deux livres sont parus ensemble, en France, en 2003. On nous explique en préface que La fille d’Agamemnon a été sorti en contrebande d’Albanie, avant la chute du régime communiste. À la lecture du livre, on comprend pourquoi.
Il y a du monde dans les rues de Tirana, un petit air de fête et de gaîté. C’est normal puisque le grand défilé du premier mai va avoir lieu aujourd’hui. Tout le monde semble heureux, sauf le narrateur. En effet, sa jeune amante Suzana vient de lui annoncer qu’elle le quittait, non qu’elle ne l’aime plus, mais parce qu’elle va « se sacrifier » pour la carrière de son père, étoile montante du Parti et futur successeur du Guide. La famille doit se montrer parfaite, et le narrateur ne rentre pas dans le plan. En effet, elle va se fiancer avec un meilleur parti, qui sera plus efficace pour que son père reste en odeur de sainteté.
Ce mot de « sacrifice » rappelle, au narrateur, l’histoire d’Agamemnon, qui a sacrifié sa fille Iphigénie pour cause de raison d’État. L’image est un peu forte, car Suzana ne va pas mourir, mais pour le narrateur, qui vient de voir son bonheur éclaté (et surtout qui vient de lire le livre de Robert Graves sur la mythologie grecque), cette image s’impose.
On suit ses pensées lorsqu’il se rend au défilé, pendant lequel il espère voir une dernière fois son amour. Le trajet entre chez lui et la tribune officielle (pour laquelle il a un ticket !) est l’occasion de rencontrer des connaissances, des collègues de travail (il travaille à la télévision d’État), un membre de sa famille … On apprend ainsi qu’il est très conscient des contraintes qu’exercent sur lui, et sur l’ensemble de la population, le régime totalitaire du pays.
Je disais donc que ce livre était très efficace, dans sa dénonciation du Régime. En 130 pages, l’auteur brasse énormément d’idées, qu’il exploite de manière profonde. La phrase d’Ismaïl Kadaré fait que les idées s’enchaînent rapidement, de manière extrêmement logique. J’ai choisi quelques extraits pour illustrer l’écriture de l’auteur :
J’avais perdu de vue G.Z. et ne voulais plus y penser. C’en étaient d’autres qui, pour diverses raisons, s’étaient arraché à eux-mêmes des morceaux de chair afin que le sort ne les laissât pas dégringoler sans retour au fond du précipice. D’autres… Peut-être en faisais-je moi-même partie. Nous avions emprunté un chemin sans bien savoir où il menait, sans savoir combien de temps il durerait, puis en cours de route, s’apercevant que nous nous étions fourvoyés, mais qu’il était trop tard pour faire demi-tour, chacun, afin de ne pas être englouti par les ténèbres, avait commencé à découper des lambeaux de sa propre chair.
Brusquement, j’eus l’impression de saisir l’explication de l’énigme. Le sentiment de découverte fut tel que je retins mes pas et fermai les yeux comme si la vue du monde réel risquait de me masquer ce qui commençait enfin à s’élucider… Iakov [il s’agit du fils de Staline], paix à son âme, avait été sacrifié non pas afin de subir le même sort que n’importe quel autre soldat russe, ainsi que l’avait prétendu le dictateur, mais afin de conférer à ce dernier le droit d’exiger la mort de n’importe qui. De même qu’Iphigénie avait donné à Agamemnon le droit de déclencher la boucherie…
En résumé, une bonne découverte. Normalement, j’ai Le Successeur dans ma PAL. Il ne me reste plus qu’à le retrouver…
J’en profite pour vous recommander un autre livre que j’ai lu pendant le confinement, et qui se passe aussi en Albanie. Il s’agit du roman noir Les aigles endormis de Danü Danquigny. On suit un homme qui revient en Albanie, pour venger l’assassinat il y a vingt ans de sa femme. Cela permet de découvrir l’Albanie, plus côté trafic, pendant le Régime totalitaire et après l’effondrement de celui-ci.
Références
La fille d’Agamemnon de Ismail KADARÉ – traduit de l’albanais par Tedi Papavrami (Fayard, 2003)
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