Je tiens encore une fois à vous présenter mes excuses pour ce long silence. Depuis le dernier billet, il s’est avéré qu’il y a eu de plus en plus de bruits autour de moi à cause du chantier d’un immeuble (et ses ouvriers marteau-piqueur), des arbres coupés par la ville (qui étaient les meilleurs murs antibruit existants, puisqu’ils permettaient d’entendre moins les avions d’Orly le soir), et surtout du renouvellement, en pleine nuit (parce que c’est plus drôle) des voies de la ligne de train qui passe derrière chez moi, et ce pendant un mois, cinq nuits par semaine. À cela, s’ajoute la suppression du passage à niveau, pas très loin derrière chez moi et qui nous a valu, tout un week-end (jours et nuits pendant deux jours et demi), la mise en place des poteaux qui soutiennent les fameuses caténaires de la région parisienne, parce que les voies vont être décalées.
Alors que j’aurai pu lire, en pleine nuit, vu que j’étais réveillée, avec l’impossibilité de me rendormir, j’ai préféré ruminer sur mon travail. Tout cela n’a pas amélioré mon humeur. J’ai lu, mais sans concentration, avec l’impression de ne lire que de mauvaises choses. Ce n’est pas terrible de faire un billet dans ces conditions.
Mais là, j’ai enfin trouvé un livre très intéressant, avec une écriture magnifique : By the rivers of Babylon de Kei Miller. Il s’agit du deuxième roman de l’auteur, paru en France, après L’authentique Pearline Portious (que j’ai dans ma PAL, mais que je n’ai pas lu bien sûr). Vous pouvez trouver un billet chez Sandrine par exemple.
Dans ce livre-ci, l’histoire est assez simple. On est en 1982, à Augustown, quartier périphérique de Kingston, capitale de la Jamaïque. Kaia revient chez sa « grand-mère » Ma Taffy, en pleurant, un peu honteux, de l’école. Son instituteur vient de lui couper ses dreadlocks, suite à ce qu’il considérait comme de la désobéissance. Or, Kaia et sa famille sont rastafari, les dreadlocks ont une très grande importance dans ce mouvement (même s’il semble ne pas y avoir qu’une seule interprétation). Dans le livre, on peut trouver deux interprétations. La première est racontée par la mère de Kaia : elle lui dit de toucher ses cheveux quand il perd courage, car cela lui rappellera qu’il est un lion, plein de force, comme sa mère, sa grand-mère. En effet, les dreadlocks sont le symbole de la force de leurs possesseurs puisqu’il rappelle « le lion de Juda qui figurait au centre du drapeau éthiopien ». La deuxième interprétation n’est pas donnée explicitement, mais présente tout au long du livre. Les dreadlocks sont le symbole de la résistance de la population noire face aux anciens colonisateurs, qui malgré l’abolition de l’esclavage, restent les maîtres de l’île.
Ainsi, Ma Taffy convoque d’anciennes histoires. Une concerne un prêcheur volant. Il y a longtemps (Ma Taffy était encore jeune), un prêcheur a décrété pouvoir voler, dans l’air. Quand il s’envolera, la Terre périra, les bons et les méchants seront séparés… Toute la population d’Augustown y croit, d’autant que le prêcheur avait déjà réalisé un miracle quelques années auparavant. Mais les habitants de Babylone (dans le mouvement rastafari, il s’agit de la société occidentale) voient cela d’un autre œil : il s’agirait plutôt d’un soulèvement de la population pauvre de la ville. En tant que telle, la manifestation sera réprimée, et minorée par la suite. Pourtant, la population comprend, à ce moment-là, que les choses peuvent changer si elle reste unie. Ce serait donc le début du mouvement de résistance d’Augustown face à Babylone.
Ma Taffy convoque aussi une autre ancienne histoire : un homme arrêté par la police, enfermé pendant une nuit, durant laquelle on lui a coupé ses dreadlocks, s’est suicidé le lendemain, en rentrant chez lui. Cela a été un choc pour tout le monde, bien évidemment. Et c’est ce qui explique aussi la crainte de Ma Taffy, de voir la mère de l’enfant, Gina, venger son fils.
Gina est un des personnages que l’on suivra, dans la seconde partie du livre, comme la directrice de l’école de Kaia, et son fils, ainsi que l’instituteur. On fera aussi la connaissance d’un petit caïd d’Augustown. Kei Miller dessine le portrait d’une société sous tension, extrêmement discriminante, où la couleur de peau fait la place dans la société, les « couches sociales » étant extrêmement imperméables. Par exemple, l’instituteur tient à être considéré comme « blanc », alors que dans les faits, il est métis. Cela lui donne la possibilité de se voir plus haut, que ce qu’il n’était en réalité.
Même si vous n’êtes pas inspiré par cette histoire, je vous conseille ce livre, car Kei Miller fait ce portrait de la société jamaïcaine, de manière très intelligente et équilibrée, jamais lourde. On ne se lasse jamais. On ne s’attache pas plus à un personnage ou à une époque, tout est intéressant. L’écrivain pose des questions à son lecteur, l’interpelle et finalement le force à considérer un monde qu’il n’a pas forcément envisagé.
Cette histoire parle de gens qui existent comme vous et moi, aussi réels que je l’étais avant de devenir une chose flottant dans le ciel, délivrée de son corps. Et vous pouvez aussi vous arrêter sur une question plus urgente : non pas de savoir si vous croyez à cette histoire, mais plutôt si celle-ci parle de gens que vous n’avez jamais envisagé de prendre en considération.
Il ne force pas le lecteur à adopter son point de vue. Finalement, le lecteur termine le livre, en comprenant un peu mieux pourquoi un événement qui peut sembler de l’extérieur anodin provoque un « autoclapse », terme de dialecte jamaïcain pour désigner « un désastre imminent, une calamité, le plus grand trouble qui soit ». C’est un livre que je vous conseille pour cela : c’est un très bon roman, avec une belle écriture, mais surtout il permet de toucher du doigt une réalité qui n’est pas forcément celle de son lecteur.
Références
By the rivers of Babylon de Kei MILLER – traduit de l’anglais (Jamaïque) par Nathalie Carré (Zulma, 2017)
P.S. : J’ai évité de vous mettre une version de Boney M., mais vous pouvez aller regarder par vous-même bien sûr.
P.P.S : J’ai oublié de vous raconter comment Ma Taffy est devenue aveugle. Son grenier était infesté de rats, qui se sont reproduits. Un jour, le plafond n’a plus résisté et s’est écroulé. Ma Taffy était en dessous, et les rats dans la panique lui ont crevé les yeux avec leurs petites pattes. Qui peut avoir ce type d’idées, franchement ?
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