Cecile's Blog

  • LunaCalienteMempoGiardinelliJe n’avais jamais entendu parler de ce petit livre (130 pages) avant de lire son titre dans le dernier roman de Guillermo Martinez Moi aussi, j’ai eu une petite amie bisexuelle. J’ai été déçue par ce livre car j’ai trouvé qu’il n’y avait pas la profondeur qu’il y avait dans ses précédents livres. L’histoire est celle d’un écrivain argentin qui est invité à donner des cours d’espagnol dans une petite université américaine. Ce n’est pas un poste plus glorieux que cela mais cela va être l’occasion pour lui de découvrir les mœurs des étudiantes américaines. Ainsi, il va commencer une relation avec une étudiante, malgré l’interdiction formelle du règlement de l’université. Celle-ci est un peu particulière car elle sort d’une relation avec une jeune femme, légèrement dominatrice et jalouse. Pour tout dire, l’ »amoureuse » du professeur se cherche encore un peu (difficile à faire dans une petite ville américaine un peu « coincée »). Je n’ai pas pu trouver dans ce livre autre chose que ce que je vous raconte – ajoutez à cela la publication concomitante de Pour Ida Brown de Ricardo Piglia qui semble porté sur le même sujet, je ne l’ai pas encore lu – je me suis dit qu’il n’avait pas réussi son coup cette fois-ci (c’est sûrement une fausse impression). Luna caliente (on y revient) est un des ouvrages conseillés par le professeur à ses étudiants avec plusieurs autres, portant sur des sujets malsains d’après une autre étudiante.

    Luna caliente est l’histoire d’un docteur en droit, Ramiro, qui revient après huit d’absence (pour cause d’études à Paris) dans sa région du Chaco, au nord de l’Argentine (aussi région d’origine de l’auteur). Il s’apprête à prendre un poste de professeur dans l’université de la région. Pour fêter son retour, il est invité à manger un soir dans la famille Tennembaum. Il y aura principalement lui, le docteur (alcoolique reconnu) et sa femme ainsi que Araceli, la fille de 13 ans du couple. Pendant que les parents boivent (manière polie de dire qu’ils sont gris), Ramiro s’excite littéralement devant cette adolescente magnifique , qui de son côté teste ses charmes sur le trentenaire. La soirée se termine mais Ramiro simule une panne de voiture pour pouvoir être invité à dormir chez la famille. Il espère concrétiser ce qu’il a cru comprendre dans la soirée.  Le voilà donc dans la maison, dans la chambre d’un des plus grands frères. Il essaie de se raisonner car quand même, il est beaucoup plus vieux et ce n’est qu’une gamine (c’est son seul moment de bon sens du livre) mais il n’y arrive pas (son sexe en tout cas). Il va dans la chambre de la jeune fille et la viole car oui, elle ne faisait que tester ses charmes et ne voulait pas coucher avec le monsieur. Il la tue dans un moment d’exaspération et prend la fuite de la maison, tout en voulant fuir le pays (ce qu’il ne fera pas). Il organise un second meurtre pour couvrir le premier. Bien sûr, il croit avoir commis le crime parfait et sera d’autant plus désapointé quand Araceli, qui n’était pas vraiment morte, et, transformée en nymphomane, reviendra lui demander des comptes. J’ai oublié que cette histoire est situé en Argentine, en 1977, c’est-à-dire au moment de l’installation de la dictature militaire. Je vous laisse imaginer l’état d’esprit de Ramiro quand il commence à être inquiété pour ses faits et gestes.

    Il se dégage une ambiance très bizarre de ce livre. Au début, on croit à un mauvais film, ensuite un peu à un thriller. Ensuite, j’ai eu pitié de Ramiro car il est vraiment bête (en tout cas rapidement dépassé par les évènements et surtout il est incroyablement humain (bestial peut être)), tout en se croyant très intelligent, civilisé et supérieur (son statut de revenant lui donne l’impression d’être comme un fils prodigue). Il fait systématiquement les mauvais choix (ce qui le mène au désastre). Il semble méconnaître la nouvelle réalité de son pays, méconnaître ses voisins … Il ne s’en rend pas compte et semble toujours penser qu’il va pouvoir s’en sortir en inventant une nouvelle pirouette. A aucun moment, il ne se prend à regretter (il est même un peu fier d’être froid et calculateur). C’est un personnage bien étrange. Finalement, on s’attache plus à l’histoire qu’à lui.

    J’ai eu l’impression de livre un peu foutraque comme Bal des vipères d’Horacio Castellanos Moya.

    Il y aussi une torpeur, une moiteur dans ce livre. Les personnages sont comme englués dans la chaleur (on est en plein été, décembre 1977). Ils agissent lentement tout en ayant l’esprit échauffé. Cela donne au livre un rythme très particulier.

    Sur Amazon, j’ai vu un commentaire qui disait que le livre pouvait être une réécriture du Cid. Je ne connais que celui de Corneille (je l’ai lu il y a longtemps en plus) et j’avoue que je n’ai pas bien compris pourquoi (il y a des éléments mais pas tout tout de même). Pourtant cette référence m’intrigue car elle est citée une fois dans le livre.

    En conclusion, je dirais que j’ai beaucoup aimé ce livre car l’histoire est captivante, les personnages sont bien campés (même caricaturaux), l’atmosphère est bien oppressante (même si j’ai ri parfois tellement Ramiro en devient ridicule). Par contre, je préviens que le livre peut paraître malsain pour certains lecteurs à cause du personnage d’Araceli (c’est d’ailleurs ce que reprochait une des étudiantes du professeur argentin de Moi aussi, j’ai eu une petite amie bisexuelle).

    Références

    Luna caliente de Mempo GIARDINELLI – traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry (Editions Métailié / Suites, 2002)

  • TrabantenFrankSchmolkeJ’ai commencé par traduire le titre. Trabanten veut dire les satellites en allemand. Je me suis dit que cela allait parler de vrais satellites, ceux de l’espace … (je ne lis pas les quatrième de couverture quand je suis à la bibliothèque ; je me contente de regarder si la couverture est jolie et si le livre n’est pas trop démoli ; je peux me tromper puisque je ne paye pas). Bien sûr cela ne parlait pas du tout de cela (mon niveau d’allemand doit encore s’améliorer, je ne vous le fais pas dire). J’ai compris la signification du titre quand j’ai lu dans ce comics le mot Trabantenstadt qui veut dire ville-dortoir en bon français.

    Dans la BD, on nous parle en effet d’un quartier de grands immeubles d’appartements à Munich dans les années 80. Plus exactement, on nous parle de Franz Huber, un jeune homme, qui vient juste de sortir de prison et ne veut mais surtout pas y retourner. Il rêve d’une bien meilleur vie, reprendre son boulot de peintre en bâtiment dans son ancienne boîte, quitter son quartier. Pour l’instant, il décide de fêter sa sortie sur le haut d’un toit avec Paul et Robert. La soirée va mal finir car Robert, drogué, décide de marcher dans le vide sur une planche de bois. Bien sûr il descend les 18 étages de l’immeuble mais pas par l’escalier et meurt. Plutôt que de prévenir la police, les deux autres préfèrent fuir.

    Au début tout se passe bien pour Franz. Il reprend son travail, sort avec Paul … mais ensuite les choses commencent à aller mal. Paul perd son travail car il refuse de travailler en hauteur (il semble avoir le vertige). La police commence à s’intéresser à la mort suspecte de Robert dont le frère veut se venger, Paul veut se dénoncer, même s’il reste du côté de son ami. Quand Franz va se faire casser le nez par la bande du frère, Paul va l’emmener voir Gina (car ils ne peuvent pas aller à l’hôpital). Celle-ci va être une de ses seules sources de joie car ils vont s’aimer un temps et en plus grâce à elle, il découvre Jackson Pollock qui va grandement l’impressionner. Pourtant sa chute va continuer jusqu’au dénouement.

    J’ai lu les avis sur le Amazon allemand. Clairement, je n’ai pas compris tout l’aspect culturel. Il est apparemment rare qu’on mette en scène Munich dans une bande dessinée, surtout ce côté sombre. Apparemment les années 80 sont bien rendues. Les dessins sont magnifiques (alors que personnellement je les ai trouvés bons). Il est très surprenant qu’un auteur allemand parle de ce sujet mais l’auteur n’utilise pas le dialogue munichois (ben heureusement, sinon je n’aurais rien compris). Si vous connaissez bien la culture allemande, surtout ses bandes dessinées, vous pourrez sûrement m’éclairer.

    Maintenant, je donne mon avis de petite Française. Personnellement, j’ai trouvé les dessins bons dans le sens où ils servent l’histoire et la description de la période. J’ai particulièrement apprécié le procédé qui consiste à diminuer la taille du personnage principal, Franz Huber, quand il se sent de plus en plus minable. De même quand l’auteur marque physiquement sur Franz Huber l’imprégnation de l’œuvre de Jackson Pollock.

    Pour ce qui est du dialecte, l’auteur utilise des mots typiquement d’Allemagne du Sud et de Suisse car quand j’ai cherché dans le dictionnaire, il y avait pratiquement tout le temps l’abréviation südd (et Suisse aussi). Si vous êtes comme moi, c’est-à-dire que vous apprenez la langue, le vocabulaire est assez simple, les images sont explicites et permettent de deviner le sens des mots inconnus. Vous pourrez apprendre dans le texte pas mal d’expressions populaires ainsi que plusieurs insultes (cela peut toujours servir si vous faites la tournée des bars en voyage).

    Pour ce qui est de l’histoire, je suis d’accord avec la quatrième de couverture : c’est spannend (=captivant). C’est un vrai page-turner. Par contre, j’ai trouvé qu’on ne comprenait pas assez ce qu’apportait Jackson Pollock à l’affaire. Le dénouement m’est resté pour cette raison particulièrement obscur (mais apparemment c’est voulu par l’auteur, dix le Amazon allemand). Il y a sûrement un aspect culturel qui m’a échappé mais je trouve que si ce n’est pas le cas, cela aurait gagné à être plus détaillé (une dizaine de pages).

    Références

    Trabanten de Frank SCHMOLKE (Edition Moderne, 2013)

  • LaFilleDeMonMeilleurAmiYvesRaveyCe livre m’a fait doucement sourire. William Bonnet a promis à son meilleur ami, sur son lit de mort, de s’occuper de la fille de ce dernier. Celle-ci s’appelle Mathilde et est plus qu’instable psychologiquement. Suite à plusieurs séjours en hôpital psychiatrique, lors de son divorce, elle s’est vu retirer tout droit de voir son fils. Or aujourd’hui c’est son plus grand désir. Le meilleur ami va donc tout faire pour que cela marche. Pour cela, il l’emmène dans l’Essonne, dans son ancienne ville où son ex-mari habite toujours avec sa nouvelle femme, l’installe dans un hôtel et va essayer de rencontrer la belle-mère de l’enfant pour qu’elle laisse Mathilde voir son fils. Il commencera par des pressions amicales, mais voyant que cela ne marche pas, il appuiera de plus en plus fort. À partir de ce moment-là, tout dérape.

    En effet, William Bonnet est un escroc à la petite semaine, qui semble aller de petits coups minables en petits coups minables (ils ont l’air de tous échoués) et Mathilde a quand même beaucoup de problèmes psychiatriques non réglés. L’histoire est plutôt raconté du point de vue Willam Bonnet. Finalement, on sait assez peu ce que Mathilde pense.

    À chaque nouvelle péripétie, je me suis demandée comment il pouvait même penser que cela allait marcher. D’un autre côté, on est dans un roman ; l’auteur peut rendre crédible ce qu’il veut. L’histoire fait dans l’ensemble penser à un fait divers du Parisien où on se demande comment il peut exister des gens comme cela. Cela n’a pas manqué. J’ai ressenti la même chose que quand je lis ces articles : cela m’a fait sourire et rigoler. Pas une seule émotion de type compassion, empathie …

    Alors qu’est-ce qui peut faire aimer ce livre ? Car oui, clairement, j’ai plutôt beaucoup aimé. D’abord j’aime beaucoup les faits divers (beaucoup plus que les articles politiques ou économiques). En effet, il, ainsi que les commentaires qui les accompagnent, nettement plus notre société (et personnellement c’est ce qui m’intéresse). Puis il y a ensuite l’écriture de l’auteur : minimaliste et ramassée. Un auteur d’une autre maison d’édition aurait raconté la même histoire en beaucoup plus que 150 pages, sûrement fait des changements de points de vue, aurait cherché à faire pleurer dans les chaumières … Dans ce livre, seule l’histoire compte et Yves Ravey sait la raconter dans le sens où quand on referme le livre, on a envie de le rouvrir par la suite. Les péripéties s’enchaînent vite et bien : cela semble la vraie vie. On s’imagine que cela pourrait se passer comme cela. Les personnages ne semblent pas être des personnages mais des personnes. Ils ne sont pas des super héros : ils vont travailler, composent avec ce qu’ils ont, se disputent …

    Mon libraire me l’avait conseillé exactement pour cette raison. Il m’avait dit plus qu’Un notaire peu ordinaire, dans ce livre, c’est la vraie vie. Je m’étais un peu moquée parce que je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire mais en fait il avait raison, c’est la vie sans fard.

    Références

    La fille de mon meilleur ami de Yves RAVEY (Éditions de Minuit, 2014)

  • MeursaultCOntreEnqueteKamelDaoudJ’ai lu la première fois L’Étranger en première parce qu’on devait l’étudier en classe et je n’ai pas aimé du tout. J’ai trouvé que c’était froid, sans âme, incompréhensible pour ma petite tête de lycéenne. Ma deuxième lecture a été quand un de mes collègues, de quand j’étais en thèse (c’était encore l’époque où je rencontrais des gens avec qui je pouvais parler de livre), m’avait dit qu’il fallait que je le relise car pour lui c’était un chef d’œuvre. Comme je l’aimais beaucoup, je l’ai fait et j’avoue que cela s’est mieux passé entre L’Étranger et moi. J’attends pour la troisième lecture. Peut être que je déclarerais que c’est un chef d’œuvre.

    Je me rappelle très bien de l’étude sémantique sur la lumière, le soleil … dans la scène du meurtre et de la prof tout excitée de gens de génie. Dans les faits, j’avais plutôt l’impression que Meursault avait tué l’Arabe parce qu’il avait le soleil dans l’œil. Tout cela pour dire que le livre de Kamel Daoud est tout le contraire du livre d’Albert Camus. Enfin un humain qui nous parle !!! Ce livre est tout sauf froid.

    On est attablé, soir après soir, dans un bar avec le frère de l’Arabe, Haroun. Je dis nous mais en réalité Haroun parle à un jeune universitaire qui travaille sur le meurtre de Moussa qui s’est produit il y 70 ans. Quand Moussa est mort, Haroun avait sept ans. Il est resté seul avec sa mère car son père, gardien de nuit, était parti depuis longtemps. Sa mère a reporté tous ses espoirs de vengeance sur lui mais aussi toute sa colère (car bien sûr il n’était pas le frère disparu). Haroun, dans son discours, le mépris des Roumi (les Français d’Algérie au temps de la colonisation) face au meurtre de son frère. Dans les articles, on ne mentionne même pas son nom, personne n’a prévenu la famille, pas de corps … La mère était illettrée mais conservait deux articles en son sein sur la mort de son fils. Elle a attendu que Haroun sache lire pour les décrypter (lui, a inventé les détails pour la contenter). Ils ont fuit Alger parce qu’ils ne savaient pas quoi faire d’autre mais là encore, ils n’ont pu échapper à l’ombre du frère. Le mère était devenue dure, en attente. Haroun libère sa famille le jour de l’Indépendance, quitte lui à se perdre encore plus. En fait, à ce moment il acquiert plutôt son indépendance face à sa mère, son histoire mais aussi son pays. Il sera singulier partout où il ira (où il vivra plutôt).

    Le livre est donc l’histoire d’Haroun, plus détaillée dans sa jeunesse (7 à 27 ans), qu’il raconte à un universitaire dans un bar. Le langage est donc très parlé, mais c’est un parlé d’homme qui a déjà pris beaucoup de vin (la boisson préférée d’Haroun), pas suffisamment pour bégayer mais suffisamment pour ressasser sans fin la même histoire, en changeant des détails ou en en rajoutant. Il y a aussi de très belles perles au milieu du texte (qui montre une maîtrise de la langue extraordinaire).

    J’ai eu beaucoup de mal avec le titre car j’étais persuadé qu’il s’agissait d’une véritable enquête quand j’ai commencé le livre mais en fait pas du tout (et puis en plus je n’avais pas vu la virgule dans le titre). C’est le point de vue de l’autre partie car nous n’avons eu que celui de Meursault depuis que le livre d’Albert Camus a été publié. À part ce tout petit bémol, je vous conseille cette lecture car ce premier roman est très bien écrit, singulier et qu’en plus il exploite jusqu’au bout une idée originale (je ne vois pas comment on aurait pu faire différemment).

    Références

    Meursault, contre-enquête de Kamel DAOUD (Actes Sud, 2014)

  • EnCoulissesZamiatineCe recueil regroupe trois textes. Une sorte d’essai : En coulisses (1929), un résumé d’une conférence Psychologie de la création et une nouvelle Un dragon (1918). Le tout est précédé d’une biographie de l’auteur.

    Les deux premiers textes parlent du même sujet : la création littéraire. Le premier se focalise plutôt sur l’œuvre de l’auteur tandis que l’autre a une vocation plus didactique. Dans l’ensemble, ils présentent et approfondissent les mêmes idées :

    • on distingue l’art mineur et l’art majeur, « la création artistique » et le « métier artistique ». Le deuxième s’apprend et le premier est inné, sauf que pour pratiquer le premier, il faut avoir appris le deuxième. Ainsi, un auteur doit connaître ce qui l’a précédé, l’avoir analyser, compris et digérer pour pouvoir apporter sa pierre à l’édifice, une pièce nouvelle dans la forme et dans le fond mais qui fait suite à ce qui précède.
    • un auteur doit savoir suivre une pensée et surtout un cheminement d’image (il y a une illustration magnifique dans le livre de ce principe). L’imagination ne doit pas être contenue. C’est un art que l’on possède quand on est destiné à la création artistique mais il doit être pratiqué pour s’améliorer.
    • La création littéraire est affaire d’imagination et de subconscience plutôt que de conscience. Il faut savoir endormir, « hypnotiser » celle-ci pour laisser parler les deux autres. L’auteur illustre son propos en citant son cas personnel. À la suite d’une conférence où il avait disséqué le processus de création, il n’arrivait plus à écrire car il se regardait faire : il était conscient. Il n’a pu reprendre l’écriture que quand il a pu de nouveau oublier. Il explique qu’aucun auteur ne peut raconter comment il fait car il ne s’en rend pas compte lui-même.

    Le premier texte se clôture par une tirade qui m’a  fait beaucoup rire :

    Je perds beaucoup de temps, sans doute bien plus que le lecteur n’en a besoin. Mais le critique, lui, en a besoin — le critique le plus exigeant et le plus tatillon que je connaisses : moi-même. Ce critique-là, je n’arriverai jamais à le berner, et tant qu’il ne m’a pas dit que j’avais fait tout ce qu’il était possible de faire, impossible de mettre le point final.

    S’il y a encore d’autres avis dont je tiens compte, ce sont ceux de mes camarades dont je sais qu’ils savent comment se fabriquent un roman, un récit, une pièce. Eux-mêmes l’ont fait, et bien fait. Il n’existe pas pour moi d’autres critiques, et je ne comprends pas comment il peut y en avoir. Imaginez que débarque dans une usine, sur un chantier naval, un jeune effronté qui n’a jamais dessiné le plan d’un navire de toute sa vie, et qu’il commence à expliquer à l’ingénieur et aux ouvriers comment construire un bateau : on le flanquerait dehors séance tenante.

    Par bonté d’âme, nous n’en faisons rien lorsque de jeunes individus de ce genre nous empêchent parfois de travailler, au moins autant que des mouches en été…

    Un dragon est une nouvelle très courte (4 pages), que les éditeurs présentent comme une illustration des principes présentés précédemment. À mon avis, il s’agit d’un récit allégorique présentant l’évolution de la Révolution après 1917. On admire la manière dont l’histoire est racontée (je suppose pour éviter la censure) mais surtout la virtuosité de la langue manipulée par Zamiatine. La pensée file à une vitesse impressionnante ; on ne se rend pas compte du changement d’idées, de perspectives, de comment l’histoire à évoluer. C’est un texte de 4 pages éblouissant de maitrise.

    Les propos de Zamiatine sont emprunt de bons sens et sonnent justes. Il parle de ce qu’il connaît et ne théorise pas. C’est ce qui fait de ce recueil de texte un livre particulièrement intéressant. Par contre, je ne connais pas assez son travail pour savoir de quelle manière il s’inscrit dans son œuvre.

    Références

    En coulisses de Evguéni ZAMIATINE – traduit du russe par Sophie Benech (Éditions interférences, 2014)

  • TempeteLeClezioÇa y est, je l’ai fait : 20 ans de désamour entre Le Clézio et moi se sont finis sur ce livre (lui il ne savait pas que je fuyais ces livres comme la peste et je pense que cela ne le chagrinait même pas). Premier livre que Mme De Vries, mon professeur de français de 6ième (et de 5ième), nous a fait lire : Mondo et autres histoires. Je ne me rappelle absolument pas de quoi cela parle mais juste que quand la prof nous a demandé de résumer l’histoire, personne n’a su. J’en ai été traumatisé (elle nous a aussi fait lire Poil de carotte et je déteste ce livre tellement il m’a ennuyée). Il a donc fallu toute la persuasion de mon libraire (quand il met une petite étiquette c’est trop bien parce que …, je ne résiste pas car je sais que lui sait choisir un livre en littérature française) et l’ensemble de toutes les critiques positives pour que je l’achète mais aussi mes vacances pour avoir l’esprit bien reposé et ouvert à ce genre de littérature et cela a marché !

    Je laisse Le Clézio présenté son livre

    En anglais, on appelle « novella » une longue nouvelle qui unit les lieux, l’action et le ton. Le modèle parfait serait Joseph Conrad. De ces deux novellas, l’une se déroule sur l’île d’Udo, dans la mer du Japon, que les Coréens nomment la mer de l’Est, la seconde à Paris, et dans quelques autres endroits. Elles sont contemporaines.

    Bien sûr, ce n’est pas un entretien spécial pour mon blog mais plutôt la quatrième de couverture qu’il a rédigé lui-même.

    La première « novella » s’intitule Tempête. Elle raconte l’histoire d’une relation amitié (amour pour une des parties) entre une adolescente de 13 ans et un écrivain-journaliste venu s’isoler ici pour retrouver son passé. La narration est une alternance entre ces deux voix. L’adolescente, June, a une mère célibataire que le père a abandonné avant la naissance de l’enfant (pour repartir dans son pays, peut être les États-Unis, en tout cas un pays anglophone). Pour survivre, la mère est devenue pêcheuse d’ormeaux. Métier hautement dangereux exercé par des vieilles femmes et qui attire donc forcément June. Plus exactement, leurs libertés, leurs aisances, l’océan aussi la font rêver par rapport à un monde où on se moque d’elle car elle n’a pas de père. Elle est donc très seule jusqu’au jour où elle rencontre Philip Kyo, journaliste-écrivain qui revient après 30 ans dans cette île, qu’il a quitté après le suicide de sa compagne (elle est rentrée volontairement dans la mer sans jamais en ressortir). Lui aussi porte en lui une souffrance : celle de ne pas avoir aider une femme qui était en train de se faire violer par quatre soldats pendant la guerre. Il a fait de la prison pour cela mais il revoit toujours le regard de la femme le suppliant en silence. Tempête raconte cette histoire, qui va faire grandir et évoluer les deux personnages.

    La deuxième « novella » est intitulé Une femme sans identité. On suit la narratrice de son enfance à sa vie d’adulte. Elle est née en Afrique, dans la famille Badou. Plus exactement, elle vit avec son père Monsieur Badou, sa belle-mère Madame Badou et sa demi-sœur Bibi ou Abigail. Elle ne porte pas ce nom car son père ne le lui a pas donné. Elle est née d’un viol, son père l’a reconnu (parce qu’il y a été forcément par la mère de l’enfant qui du coup l’a abandonné). Elle apprend tout cela par hasard un jour en écoutant son père et sa belle-mère, qui la traite de démon (la petite fille le prend au premier degré bien évidemment). En fait, elle n’a pas de nom, pas d’identité. Tout va bien tant que les Badou sont riches : la narratrice a sa sœur qu’elle adore par dessus tout pour compagne de ses malheurs. Vient la déchéance financière et ensuite la fuite en métropole à cause de la guerre. Entre temps, les Badou se sont séparés. La narratrice va avec sa belle-mère et sa sœur. En plus du déracinement, commence alors une vie où la narratrice va sombrer et s’effacer de plus en plus, pour n’être plus personne avant de redevenir quelqu’un avec l’aide de quelques personnes.

    Ce que j’aime dans la présentation de Le Clézio, il dit ce qui n’est pas important dans ses deux textes. Ces histoires se passe dans un lieu, à une époque mais typiquement cela pourrait ne pas être le cas. Par exemple, la deuxième histoire se passe à Paris et dans sa région. J’y habite et franchement cela aurait pu se passer ailleurs, je n’aurais pas vu la différence. Il écrit des noms de lieux, les décrit sommairement mais on n’y prête pas attention. Ce que l’on retient c’est surtout la sensation qu’en ont les personnages. Pour le temps, plutôt que contemporain, j’aurais choisi moderne. Cela aurait pu se passer en 1960 par exemple. C’est pour cela que ces deux novellas ressemblent plutôt à des contes ou des fables.

    Ce que j’ai particulièrement apprécié, ce sont les personnages des deux « héroïnes ». Ce sont toutes les deux des filles-femmes qui prennent leurs vies en main, qui sont décidées à n’être que ce qu’elles ont souhaité. Ce sont des gens forts malgré une faiblesse apparente. Toutes les deux se distinguent du reste du monde par leurs physiques qui dénotent dans leurs environnements.

    Pour l’écriture de Le Clézio, j’ai été assez surprise car je pensais que c’était alambiqué avec des phrases longues et incompréhensibles. En fait, pas du tout. Les phrases sont normales, c’est très poétique, plein d’images, de rêveries et de contemplations (les personnages contemplent). Par contre, dans l’ensemble cela m’a donné l’impression d’un mouvement ressemblant à celui d’une marée montante. On s’enfonce de plus en plus loin, par à coup.

    En conclusion, je retenterai volontiers Le Clézio, si mon libraire me le conseille.

    Références

    Tempête – Deux novellas de J. M. G. LE CLÉZIO (Gallimard, 2014)

     

  • JAppelleMesFreresKhemiriCe roman est initialement une pièce de théâtre et que son auteur a donc « transformé » en roman (d’après ce que j’en comprend). On retrouve de sa « première » forme le mode déclaratoire.

    Là aussi, c’est un roman très court (120 pages) mais très fort. Un attentat vient d’avoir lieu à Stockholm ; une voiture vient d’exploser. Un suspect est recherché avec comme description cheveux noirs, énorme sac à dos, foulard palestinien.

    Le narrateur, Amor, qui parle et qui est en fait l’homme dont on suit les pensées, qui vont devenir de plus en plus paranoïaques au fil du roman, est un jeune homme, issu de l’immigration, parfaitement intégré, qui a fait de hautes études … Le jeune homme bien sous tout rapport, quoi. Amor est bouleversé tout au long de la journée qui suit cette attentat et c’est cette journée que l’on va suivre.

    Au début, il dit :

    J’appelle mes frères et je dis : Ne vous faites pas remarquer pendant quelques jours. Éteignez les lumières. Fermez les portes. Orientez les persiennes de manière qu’on ne puisse pas vous voir à l’intérieur mais que vous, vous puissiez voir à l’extérieur. Débranchez la télé. Éteignez votre portable. »

    Il ne veut pas sortir de chez lui mais sa cousine Alhem le force car elle a  besoin de changer un outil qu’elle a utilisé en Tunisie (je ne suis pas sûre de ce détail)  pour construire une maison pour un membre de la famille. Elle en Tunisie a chargé Amor de s’en occuper. Il a repoussé, repoussé … mais elle le force à y aller aujourd’hui même. Il y a va en appelant son ancienne petite amie Valeria (en fait, elle ne l’a jamais été ; il l’a plutôt harcelé alors que elle voulait juste rester son amie). Pendant cette errance, on le sent transpiré à grosses gouttes venant de son anxiété. Le texte continue un peu comme cela avec différents personnages.

    Ce qui est intéressant dans ce texte, c’est vraiment la manière de raconter l’histoire : style déclamatoire (on voit l’acteur joué), phrases leitmotiv (J’appelle mes frères et je dis), style rapide avec des phrases courtes et marquantes, paragraphes courts avec quelques pages « entières ». Vous ne pouvez pas ne pas ressentir l’anxiété, la peur mais surtout les sentiments d’Amor : vous êtes à l’intérieur de sa tête.

    Je trouve que ce texte fait ce que la littérature fait de plus beaux : nous mettre à la place de quelqu’un, ici ce n’est pas une place agréable, nous faire ressentir ce que peut penser l’autre. Ce texte parle 10 fois mieux qu’un reportage de 3 minutes de la « stigmatisation » que peuvent ressentir les jeunes (et moins jeunes) issus de l’immigration. Ce ne sera plus un vain mot pour un lecteur de ce livre.

    Je vous cite le bas de la quatrième de couverture (qui pour une fois n’est pas mensongère) :

    Un monologue intérieur saisissant qui soulève avec beaucoup de subtilité les questions liées aux sentiments d’exclusion et d’appartenance, servi par une voix singulière de la littérature suédoise contemporaine.

    Références

    J’appelle mes frères de Jonas HASSEN KHEMIRI –  roman traduit du suédois par Marianne Ségol-Samoy (Actes Sud, 2014)

  • LeCinquiemeEnfantDorisLessingComme quoi, je sors parfois des trucs de ma PAL. Je crois que je l’avais acheté à Gibert en 2008 parce que je voyais souvent Doris Lessing sur les blogs (peut être à cause de son prix Nobel et que cela m’avait rendu curieuse). Pour résumer, j’ai acheté ce livre de poche, il y a très très longtemps.

    C’est vraiment une lecture extraordinaire (à moins que vous soyez enceinte). J’oserais bien dire un coup de cœur (mais comme je l’utilise très souvent).

    David et Harriet se rencontre lors d’une soirée d’entreprise. Ils sont ceux qui restent à part, qui ne dansent pas car ils sont vus par les autres comme arriérés : lui défend l’idée de grande famille … et elle est toujours vierge. Ils se rencontrent donc, se plaisent tout de suite, se marient et s’installent très vite tellement ils sont persuadés d’être fait l’un pour l’autre. La vie leur sourit tellement qu’il ne peut pas et qu’il n’y aura jamais une ombre à leur bonheur. Ils ne peuvent en douter.

    Très vite arrive le premier enfant, Luke, fabriqués dès le premier jour dans leur grande maison à trois étages qui ressemblent plus à un hôtel. Il arrive un peu trop vite selon leurs plans (ils l’avaient prévu dans deux ans) car le jeune couple doit payer les traites de sa maison, ne peut pas se permettre qu’Harriet arrête de travailler. Pourtant ils feront avec car on doit laisser faire la Nature, il n’y a rien de plus beaux que les enfants, la famille, le bonheur.

    Rapidement, toute la famille se réunit dans cette grande maison où règne le bonheur : Molly et Frederik, la mère et le beau-père de David, James et Jessica, le père et la belle-mère de David (pièce essentielle du bonheur puisque étant riches, c’est eux qui financent le bonheur du jeune couple), Deborah, la sœur de David, Dorothy, la mère d’Harriet, les deux sœurs d’Harriet avec leurs maris et enfants, des cousins éloignés de tous les côtés. Ils arrivent à rentrer à plus de trente.

    Rapidement naissent d’autres bébés : Helen, Jane et Paul. Quatre enfants en six ans ! La famille accuse Harriet et David d’inconscience car il faut élever ses enfants, puis payer leurs études (James ne sera pas forcément toujours là). De plus, ses grossesses à répétition fatigue Harriet même si sa mère l’aide beaucoup en venant passer du temps chez elle pour la relever de certaines fonctions. Là encore, Doris Lessing insiste sur le projet de vie « démodé » du couple : c’est avant qu’on faisait autant d’enfants (parce qu’on savait qu’il y en avait la moitié qui allait mourir dixit je ne sais plus qui dans le roman). Le couple promet de se retenir.

    Il y a une première ombre au tableau. Une des sœurs d’Harriet ne s’entend plus avec son mari, on pourrait croire au divorce mais elle est enceinte. À la naissance, le bébé, Amy, se trouvera être trisomique. David et Harriet soupire de soulagement car ce n’est pas eux et pense que ce sont les disputes incessantes du couples qui ont provoqué ce malheur (on est dans les années 70).

    Rapidement, Harriet se retrouve enceinte de son cinquième enfant. Bien sûr tout le monde la réprouve (David un peu moins bizarrement) ; elle pense même qu’on la traite comme une « criminelle ». Rapidement, elle s’aperçoit que quelque chose ne va pas : elle se sent comme manger par l’intérieur, elle considère son enfant comme un ennemi qui lui veut du mal (il lui donne des coups horribles). Enfin, vient la délivrance de l’accouchement. Ce cinquième enfant ne s’avérera pas du tout normal. Il a bien tout ce qu’il faut là où il faut mais il ressemble à un gnome, il fait plus âgé, il est violent et colérique. Il est totalement différent des quatre autres.

    C’est le début de la dislocation pour cette famille heureuse et c’est ce que raconte le roman.

    On raconte le combat d’Harriet qui doit lutter entre le désir de savoir ce qu’à son fils (« votre fils est normal Madame » … « j’en ai quatre autres ils ne sont pas du tout comme cela » … « c’est votre faute car vous n’aimez pas celui-ci » alors qu’en tant que mère elle sait très bien qu’il est différent), de l’élever et de l’éduquer au mieux pour qu’il puisse sans sortir mais aussi la répugnance et la peur qu’il exerce sur elle. Elle n’arrive pas à maintenir une vie de famille comme avant : David se détourne d’elle même s’il l’aide au mieux (elle est un peu coupable tout de même), ses quatre enfants ont peur et n’aime pas le nouvel arrivant (il s’appelle Ben je ne l’ai pas précisé) … Le livre parle aussi du placement en institution et ce que c’était d’avoir un enfant anormal (dont aucun mot, aucun diagnostic ne s’appliquait) dans cette société (je ne suis pas sûre que cela est beaucoup changé).

    Ce livre ne cherche pas à générer de l’émotion mais est plutôt démonstratif. Pendant la lecture, je ne me suis pas dit « oh la pauvre maman », « oh la pauvre famille » ni « oh quelle mère cruelle ». Doris Lessing montre une très grande palette de situation, d’émotions contradictoires sans aucune honte ou bienpensance. Je ne savais pas quoi penser à la fin de ma lecture, j’étais juste abasourdie que quelqu’un arrive à décrire une situation avec autant de bon sens et juste faire avec.

    Cela m’a donné l’impression que c’était la « vraie » vie (pas celle d’un personnage binaire, ou mauvais ou gentil). Quand l’enfant est là, on fait de son mieux et c’est tout. Les autres ne peuvent pas juger parce qu’il ne voit que l’ »extérieur du problème ». La conclusion du livre est plus triste que cela car Harriet regarde l’état de sa famille et ce qu’est devenu Ben. En tant que lectrice, j’ai juste pensé « mais tu l’as fait, tu as fait de ton mieux et ce n’est pas si mal ».

    J’ai beaucoup moins adhéré à l’explication de la différence de Ben, genre réminiscence des hommes des cavernes. Si vous êtes comme moi un peu perplexe, j’ai vu ce livre dans une liste de lecture sur l’autisme. Cela semble plus « moderne » comme explication.

    Le livre est très court (186 pages) mais aborde énormément de thèmes (que je n’ai pas forcément détaillé ici). Je le redis : c’est un livre à lire sans aucun doute. Il y a une suite qui a été écrite Le Monde de Ben.

    Références

    Le Cinquième Enfant de Doris LESSING – roman traduit de l’anglais par Marianne Véron (Livre de Poche, 2008)

  • FillesImpertinentesDorisLessingC’est la première fois que je lis Doris Lessing. J’ai pourtant deux livres d’elle dans ma PAL : Le Cinquième Enfant et Le Carnet d’Or en anglais mais j’ai lu quelque part que ce livre était sûrement le mieux pour rentrer dans l’œuvre de cette auteur (d’un autre côté, les journalistes disent cela pour tous les livres, sauf le premier bien évidemment). Donc je l’ai acheté et lu et j’ai vraiment beaucoup aimé (voire adoré mais comme je le dis tout le temps vous n’allez plus y croire à force).

    Filles impertinentes reprend deux textes publié pour la première fois par Granta dans le milieu des années 1980 : Impertinent Daughters et My Mother’s Life. De ce que j’ai compris, Doris Lessing avait déjà écrit sur ses parents mais d’après la quatrième de couverture, elle s’y « dévoilerait sous un jour nouveau » et mettrait « tout sa puissance de conteuse au service d’un sujet universel : les relations mère-fille ».

    En effet, dans ce court texte (140 pages), Doris Lessing parle de son père, de sa mère, leur jeunesse, leur mariage, leur émigration en Perse puis en Rhodésie du Sud, leur vie de fermier, la mort du père et la fin de la mère. Elle décrit tous ces sujets en essayant de retrouver ses sentiments, ceux de sa mère et d’analyser leurs comportements à toutes les deux a posteriori.

    Ainsi, sa mère est décrite comme une petite fille et une jeune femme extrêmement brillante, qui a souffert et de l’absence de sa mère et du fait que tout était destiné à son frère cadet, très peu brillant. Elle aurait voulu rentrer dans la Marine, ce qui bien sûr lui était interdit à l’époque, mais c’est son frère qu’on y destinait. Elle a du se battre pour faire des études d’infirmière car même si son père voulait l’envoyer à l’Université, c’était pour faire des études plus « convenables ». Ainsi, Doris Lessing décrit sa mère comme une jeune femme brillante, obstinée, conquérante, pleine de vie et de projets d’avenir même si elle était très marquée par son éducation : bourgeoise, ayant le sens des convenances, aimant recevoir et paraître. Je trouve que cette première partie souligne un des points les plus intéressants : l’objectivité de l’auteur, ni bienveillant, ni malveillant face à son projet.

    Le père n’est décrit qu’en surface. C’est un homme brisé par la Première Guerre mondiale, où il a perdu une jambe, qui a un caractère plutôt contemplatif et est plutôt dans la réflexion. Doris Lessing souligne que la Première Guerre mondiale n’a fait qu’amplifier ce caractère déjà préexistant. Au lieu de s’attarder sur le caractère de son père, elle le décrit plutôt comme le négatif de celui de sa mère : c’est le fait que son père soit comme cela qui fait que sa mère n’a pas pu s’épanouir puisqu’elle n’a pas pu faire pour sa famille tout ce que son éducation lui a inculqué.

    Elle décrit de cette manière tous les grands moments de sa vie. Pourtant, elle sait voir les bons côtés de sa mère. Par exemple, elle dit bien que sa mère était plus pédagogue et débrouillarde que n’importe quel manuel pour éduquer ses enfants. Tel que je l’écris, je me rends compte que ce n’est pas les bons côtés qu’elle voit mais plutôt qu’elle a fait ce qui a du être fait, à cause de (grâce à) son éducation. Elle s’est « sacrifiée ». Doris Lessing souligne aussi plusieurs fois l’emploi de ce mot par les femmes de cette époque car une femme ne pouvait vivre que pour sa famille (sans forcément comprendre son mari et ses enfants).

    Doris Lessing parle aussi beaucoup d’un conflit de génération entre la sienne et celle de sa mère, très exacerbée car sa mère était de la génération d’avant la Première Guerre mondiale et elle de celle d’après, celle de l’Empire Britannique et celle de la Grande-Bretagne. Au moment où elle écrit le texte, elle dit bien qu’à son avis, il n’a jamais existé de fossés aussi grands entre deux générations. Cela m’amène à un dernier point qui m’a vraiment beaucoup impressionné dans ce texte : c’est la distance que l’auteur met à voir les choses. On le remarque très facilement car l’auteur ne dit pas forcément je/moi pour parler d’elle et de son comportement. Souvent elle parle de « sa fille » pour parler d’elle. J’ai trouvé que l’on pouvait le voir comme une désolidarisation entre deux « personnages » : soit la Doris Lessing d’aujourd’hui / la Doris Lesing  adolescente soit entre le personnage qu’elle était réellement et le personnage que sa mère aurait voulu qu’elle soit.

    C’est un texte qui, à mon avis, est vraiment très intéressant pour les gens qui aiment Doris Lessing mais aussi pour comprendre une certaine époque du monde.

    Références

    Filles impertinentes de Doris LESSING – traduit de l’anglais par Philippe Giraudon (Flammarion, 2014)

  • RueInvolontaireSigismundKrzyzanowskiJ’ai profité de mon jardin les deux derniers jours pour lire des petits livres de ma PAL dont celui-ci acheté au dernier salon du livre. Je vous ai parlé de Sigismund Krzyzanowski ici et ici. C’est un livre d’une cinquantaine de pages, contenant trois textes : Rue Involontaire, La clepsydre, Le feutre gris et des extraits du carnet de l’écrivain. Le manuscrit de Rue involontaire a une histoire assez extraordinaire vu qu’il a été restitué par le FSB (ex-KGB) en 1995 mais n’est apparu qu’en 2012 sur la fiche de l’inventaire du fonds Krzyzanowski, aux archives littéraires russes. Dans la préface, la traductrice Catherine Perrel explique les raisons possibles de cette disparition de plus de 20 ans. On connaissait l’existence de ce texte car il était mentionné dans une lettre de 1933 mais il n’avait jamais été retrouvé.

    La rue involontaire est une rue dans le quartier de l’Arbat (rue commerçante de Moscou) où « quelques coudes zigzaguant avaient « involontairement » formé une petite rue ». Rue Involontaire a apparemment un grand caractère autobiographique car l’auteur vivait dans le quartier et était aussi alcoolique (c’est léger à mon avis comme preuve). Le texte est composé de sept lettres écrit par un homme seul et alcoolique (donc), qui timbre ses lettres (reste des jours où on payait la vodka en timbre et non en argent) et les envoie par sa fenêtre de toi. Il ne choisit que des destinataires dont il ne connaît pas le nom : l’homme sur les timbres, le facteur, le monsieur qui a sa lumière allumée même tard le soir, le monsieur qui a le plus grand nombre de sonnerie (dans les appartements communautaires, il y avait soit plusieurs sonneries pour une même porte, soit une sonnerie avec un code en morse pour savoir à qui la visite est destinée : le destinataire de la lettre a quand même six longs coups de sonneries). Dans ses lettres, l’auteur accompagné de son « coauteur, la vodka » exprime sa solitude et parle du fait que l’alcool l’aide non pas à oublier mais à supplier. Comme c’est Krzyzanowski, c’est drôle, bien tourné et plein d’esprit. On ne peut que féliciter la traductrice que de savoir retranscrire cela. La lettre à « l’homme du timbre » débute par les mots suivants :

    Je vous vois dans votre petite fenêtre de papier verte. Vos épaules dépassent au-dessus du rebord strié et votre tête redressée est couverte d’un calot de toile. Et voilà que je vous colle vous-même sur la lettre que je vous adresse. Moi qui suis incapable d’adhérer à quoi que ce soit. Ça ne colle jamais. Car je ne suis pas un type collant.

    Personnellement, j’admire ce style où on peut changer complètement d’idée en 5 lignes, de parler de soi sans en avoir l’air, de jouer sur les mots. C’est juste magnifique et tout le texte est comme cela. Je vous le conseille vivement.

    La clepsydre parle aussi d’alcool puisque le texte parle en trois pages exactement d’un homme qui pour mettre à profit son talent pour la boisson décide de devenir une horloge par rapport à son état au fur et à mesure de ses beuveries et ainsi de se faire employer dans un bureau. Il s’entraîne ainsi à boire à partir de l’heure de prise de service et à rouler par terre quand il est l’heure de la fin du travail. Cela marche très bien car les horloges avec une précision à la minute coûte très chère. Cette nouvelle est un chef d’œuvre de concision, d’humour noir et la chute est brillante.

    Le feutre gris parle d’un chapeau qui passe de tête en tête et qui provoque, la plupart du temps, le suicide de son propriétaire car il contient le syllogisme « À quoi bon ? » (j’avoue que je n’ai pas compris en quoi c’était un syllogisme, si quelqu’un de moins bêtes pouvaient m’expliquer) provoquant soit des questionnements sans fin, soit une absence de réaction chez l’humain à cause de têtes vides (pas un pensée, rien pour résister à « À quoi bon ? »). Ce  que j’ai beaucoup aimé dans ce texte, c’est justement les commentaires du narrateur sur ses têtes vides :

    Plus mort que vif, évoquant un village qui vient d’être dévasté par la peste, le cerveau du vieil homme n’était peuplé que de rares pensées-invalides et pensées-retraitées. Elles recevaient leur maigre pension en approbations, accolades amicales, « ça, c’est sûr, mon vieux », « vas-y, raconte encore », mais se déplaçaient en s’appuyant sur des béquilles logiques, clopin-clopant. Quand Àquoibon fit irruption, les invalides neuronaux allèrent tous se cacher dans leurs trous, et le cerveau fut livré à son plein pouvoir.

    La conclusion du texte (« chapitre » 9) fait intervenir l’auteur, plein d’esprit, mais surtout la chute est pleine d’humour. C’est rare de trouver un auteur qui à partir d’une histoire banale peut avoir un tel recul et un tel humour.

    Les extraits des carnets de l’écrivain représentent quelques pages, entre les textes, où sont notées quelques pensées (une phrase à quelques phrases) que l’auteur notait donc dans ses carnets. Ma préférée est :

    Cette vision du monde ne correspond pas à mes dioptries.

    J’espère que vous serez d’accord avec moi qu’il faut que vous lisiez Krzyzanowski. Ce recueil est vraiment très bien pour commencer, croyez-moi (j’espère vous avoir convaincu en tout cas).

    Une critique sur La Cause littéraire.

    Références

    Rue Involontaire de Sigismund KRZYZANOWSKI – traduction du russe et préambule par Catherine Perrel (Verdier, 2014)