Quatrième de couverture
Le jeune Gabriel est incarcéré au pénitencier El Sexto, au centre de Lima, dans le cadre de la répression des mouvements d’opposition étudiants. Là, il va rencontrer des représentants des partis politiques qui luttent contre le pouvoir despotique. Il découvre les hiérarchies de la prison, où en fonction des étages se côtoient en haut les politiques, puis les droits communs et les délinquants sexuels, et enfin, tout en bas, les clochards et les assassins. Les politiques se divisent entre partisans de l’Apra (démocrates) et communistes, considérés comme « vendus à l’étranger ».
Les droits communs font régner leur loi, distribuent la drogue et forcent les homosexuels à la prostitution. Les maîtres de cet inframonde, Estafilade, Maraví et Rosita, l’homosexuel à la voix d’ange, luttent pour le pouvoir, s’affrontent à mort, ce qui révèle la totale malhonnêteté des autorités légales.
Construit sur des dialogues ce roman est, comme le souligne M. Vargas Llosa, remarquable par la structuration des « personnages collectifs, ces entités grégaires absorbant l’individu effacé par l’ensemble, fonctionnant avec une synchronie de ballet ».
Ce roman a été inspiré à l’auteur par son expérience de la prison politique en 1938. Il a défini El Sexto comme à la fois une école du vice et une école de la générosité.
Un grand classique de la littérature latino-américaine.
Un peu d’histoire
Au 19ième siècle, le Pérou est « aux mains d’une oligarchie foncière et de dictateurs militaires »1. De 1879 à 1883, il y eut la Guerre du Pacifique entre la la Bolivie, le Chili et le Pérou. La victoire a été pour le Chili. Le Pérou a mis énormément de temps à se reconstruire et pour cela a eu besoin de capitaux étrangers (invasion de gringos dans le livre). L’apra (alianza popular revolucionaria americana) fut créée en 1924 (le parti existe encore et a d’ailleurs été au pouvoir entre 2006 et 2011). le Petit Robert la qualifie de mouvement progressiste, constitué dans le but de lutter contre l’oligarchie conservatrice. Wikipédia explique lui que l’on peut qualifier de social démocrate et qu’il appartient à l’Internationale socialiste. Jusqu’en 1968, l’oligarchie se maintient notamment grâce à des régimes « plus libéraux » et des dictatures militaires dont celles du Général Bénavidès, président entre 1933 et 1939.
José María Arguedas a été emprisonné en 1938 à la Penitenciaría de Lima. Ce pénitencier a été conçu par le philosophe Jérémy Bentham. On peut trouver le plan ici.
Monsieur Wikipédia, qui lui parle espagnol, montre une image de l’intérieur du pénitencier en 1939 (la source est indiquée sur cette page mais comme je ne parle pas espagnol …).
À cette époque, José María Arguedas avait 27 ans. De part son éducation, c’était un homme, un étudiait, qui prônait l’idée d’un Pérou uni, où il n’y avait plus de séparations de castes et de mépris entre Blancs et Indiens. Françoise Aubès2 écrit « ethnologue, professeur, écrivain reconnu, Arguedas assurera diverses fonctions officielles, soucieux de diffuser et d’imposer une culture andine respectueuse de la nature, s’exprimant dans la musique et les contes, et à même, grâce aux valeurs communautaires qui sont les siennes de former un rempart contre le capitalisme sauvage d’un pays qui se modernise ».
Le livre de José María Arguedas a été publié en 1961, l’année où on a annoncé la fermeture de ce pénitencier.
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Mon avis
El Sexto nous montre une société péruvienne divisée tant au niveau social et politique qu’au niveau géographique. Le niveau social est très bien décrit dans la quatrième de couverture donc je ne vais pas trop y revenir. Le niveau politique est intéressant car il y a donc au deuxième étage, une division entre apristes et communistes. Le fossé ne se comble sous aucun prétexte même quand il y a des morts. Si par hasard cela se fait, on considère cela comme une erreur ou quelque chose que l’on doit interpréter politiquement. Idem sur les divisions sociales, l’escalier permettant de passer d’un étage à un autre (principe même de l’escalier me direz vous) semble très difficile à gravir et à descendre. Il ne faut pas changer de camp ou même pactiser avec un autre camp. On perd tout le caractère humain que peut avoir une société
La séparation géographique est aussi flagrante entre les gens de Lima et le reste du pays. À plusieurs reprises, on nous dit que l’expérience de Lima, de la belle vie, est très différente de celle de la sierra, dans les villes. L’auteur écrit aussi que celui qui connaît Lima ne peut pas en avoir encore envie. De même, un homme plus bourgeois que les autres dit que la dépravation sexuelle de la prison ne peut pas être observée à la campagne, qu’il n’y a qu’à Lima que l’on peut voir cela. Cela laisse entendre qu’il y a deux Lima, une des bidonvilles et une des riches, qui s’oppose à la campagne et au reste du pays, où les gens sont plus « sains » malgré des conditions de travail très difficile. On retrouve un peu cela quand un communiste, le camarade de cellule de Gabriel, explique que dans les mines, les membres de l’Apra ne sont pas comme les dirigeants à Lima, qu’ils se révoltent et qu’ils tiennent au même titre que les autres.
Ce qui est très frappant aussi, c’est qu’il est impossible de ne pas faire partie d’un groupe. On imagine pour Gabriel (personnage dérivé de Arguedas), le traumatisme lui qui croit à l’unification, au respect entre personnes … toutes sortes d’idées qui le font qualifier d’ »idéaliste petit-bourgeois ». Gabriel, en discutant avec tout le monde, se fait des « ennemis ». Quand j’ai lu le livre, je ne savais pas qu’Arguedas était aussi ethnologue et je m’étais fait la réflexion que Gabriel observait beaucoup, semblait obséder par l’idée de comprendre (à la fin, il agit un peu tout de même). En y réfléchissant, je trouve que c’est un excellent point de vue car je ne vois pas comment en ayant choisi un autre narrateur il aurait pu faire la même description.
Le regard de l’ethnologue Arguedas est omniprésent. On ne ressent pas le grouillement comme sur la photo. Gabriel est au deuxième étage et voit bien ce qu’il se passe au rez-de-chaussée ; il compatit mais ne fait pas vraiment preuve d’empathie. Il va aider mais c’est comme un devoir vis à vis de ses idées « idéalistes de petit-bourgeois ». Il y a une réflexion derrière son aide.
Au niveau littéraire, le livre est principalement construit de dialogues et donc de petites scènes. La chronologie des faits est parfois difficiles à comprendre, de même que la configuration des lieux. Arguedas se concentre sur le propos uniquement et l’image qu’il veut faire passer. Il y a énormément d’éloquence pour exprimer les idées. La distinction entre les étages est aussi marquée dans les différences de langages. Les descriptions des « incidents » sont courtes et frappent au cœur.
El Sexto est finalement plus un roman sur un microcosme représentant les travers de la société péruvienne de l’époque qu’un roman sur le régime carcéral au Pérou. D’après ce que j’ai pu lire, c’est un des objectifs fondamentaux de Arguedas : capter ce que l’on ne saurait voir d’une société en mouvement.
Un autre avis
Celui de In Cold Blog.
Références
El Sexto de José María ARGUEDAS – traduit de l’espagnol (Pérou) par Eve-Marie Fell (Métailié, 2011)
Livre lu dans le cadre des 12 d’Ys dans la catégorie auteurs latino-américains.
1 : Le Petit Robert des noms propres, 2006. Article : Pérou. On y apprend notamment que la Bolivie est devenue la Bolivie en 1825 après une scission d’avec le Pérou.
2: Dictionnaire des littératures hispaniques – sous la direction de Jordi Bonells (Bouquins, 2009). Article : José María Arguedas.