J’ai pris ce livre sur les conseils de mon libraire, la dernière fois que je suis passée à la librairie. Depuis, la librairie est fermée pour travaux (il ne reste qu’une semaine et demi à attendre) ; c’est ce qui m’a fait entre autre déprimer tout l’été. Il faut ajouter à cela que deux des trois bibliothèques que je fréquente sont aussi fermés pour travaux. Je trouve que c’est « inhumain » (je suis sûre que vous me comprenez) mais bientôt cela se termine et ma vie va pouvoir reprendre.
Donc avant de retourner à la librairie, j’ai lu le livre pour pouvoir en parler avec le libraire. Comme très très souvent, j’ai adoré (le libraire ne s’est trompé qu’une fois ; moi toute seule je me suis trompée plus que lui alors que je suis censée me connaître mieux que lui).
Les Serviteurs Inutiles est le troisième roman de Bernard Bonnelle, mais le deuxième sous ce nom. Pour rappel, Aux Belles Abyssines a paru en 2013, aux mêmes éditions de La Table Ronde.
L’action de ce roman se situe principalement en plein Périgord, aux alentours de Bergerac, dans un domaine Les Feuillades, proche d’une petite ville, Sainte-Colombre. On est dans la deuxième partie du XVIième siècle, en pleine guerre de religions entre les catholiques et les protestants, juste avant la montée sur le trône de Henri de Navarre. C’est un contexte qui m’est familier pour avoir lu Jean d’Aillon. La différence est qu’ici on est en province alors que dans les romans de Jean d’Aillon, on est tout de même le plus souvent à la cour. Première chose qui m’a plu donc : la description des paysages du Périgord, de la vie là-bas d’un domaine de taille moyenne mais aussi du contexte des guerres de religion. Je ne m’étais pas figuré que cela s’était passé de cette manière : une lutte sans-merci pour l’hégémonie des villes, le fait que du jour au lendemain des amis deviennent des ennemis, mais aussi un très fort extrémisme de part et d’autres (même si ici, on le voit beaucoup plus du côté des catholiques). Rien que pour cela, Les Serviteurs Inutiles est un roman extrêmement dépaysant. Il n’est par contre pas dans la même veine que les romans de Jean d’Aillon au niveau de l’écriture. Là où Jean d’Aillon est dans la description très précise des faits et moeurs (ce qui peut gêner certains), Bernard Bonnelle travaille plus « légèrement ». On en tire un sentiment de l’époque plutôt qu’une connaissance approfondie. Les deux auteurs utilisent de manière très savoureuse le vocabulaire de l’époque (enfin, je suppose), sans que cela soit handicapant à la lecture.
Bien sûr, le roman de Bernard Bonnelle ne raconte pas que l’Histoire française du XVIième siècle à travers la vie d’un manoir du Périgord ; il tisse sa narration autour d’un thème extrêmement ancien : la relation père-fils. Ainsi, on suit les pensées de deux personnages : Gabriel des Feuillades et Ulysse des Feuillades.
Gabriel est un ancien soldat des campagnes italiennes et connaît donc la guerre et surtout ses effets. Il s’est installé aux Feuillades pour y trouver la paix avec son épouse. Il s’abîme donc dans la contemplation de la nature de son domaine, dans la lecture de textes antiques et il écrit lui-même un journal (qu’il nomme ses écritures). C’est ce journal qui constitue la première partie du livre (jusqu’à la page 120 en gros). Il va de la naissance de sa fille Phoebé (petite soeur d’Ulysse) à sa mort (à elle), qui correspond au départ d’Ulysse des Feuillades. Gabriel est un homme de compromis, ce qui est très mal en ces temps où il faut absolument choisir. Il ne comprend pas comment on peut détester un voisin qui nous ressemble tant, même s’il reste partisan de la foi catholique. Je vous livre ici quelques citations de ce journal (que je trouve pour ne rien vous cacher extrêmement lucide) :
Peu-être aurais-je basculé du côté huguenot s’ils n’étaient des protestants. Je n’aime ni les protestations, ni les indignations, ni les vaines agitations. Tel qu’il marche cahin-caha, le monde me convient. Je ne m’accommode d’une morale, d’une sagesse, d’une religion que si elles sont indulgentes à nos errements et de ne prétendent pas éradiquer l’ivraie, dont j’aime apercevoir quelques hautes tiges dans le champ où pousse le bon grain. [p. 23]
Il faut se rendre à l’évidence : les pratiques de la religion catholique ne sont pour moi que du lierre agrippé à ma vie, qui l’entoure et l’enserre, mais ne le pénètre pas vraiment. [p. 37]
Quand Marion Brouilhac [sa maîtresse] referme ses bras sur moi, c’est le monde entier que j’embrasse et qui m’embrasse. Voilà qui est bon, juste et pieux, à l’inverse de ces élucubrations par lesquelles les partis qui déchirent le royaume tentent de justifier leurs haines et leurs crimes. Catholicisme et protestantisme sont les deux visages du même mensonge – de la même hérésie, pour employer leur langage. Les uns et les autres me font l’effet de fous qui, me voyant qu’une face de la médaille posée sur la table, seraient convaincus que l’autre côté n’existe pas. La prétention à détenir la vérité est pour moi la pierre de touche de l’erreur. Je rêve d’une autre religion, toute nouvelle ou très ancienne, sans dogme ni culte, sans prêtres ni guerres, dont le seul exercice de piété serait la joie d’être au monde. [p. 39]
Ulysse ne peut pas supporter l’indécision et l’indifférence de son père, d’autant qu’il a treize ans, ce que l’on pourrait qualifier d’entrée dans l’âge adulte à l’époque. Il part pour rentrer dans l’armée catholique, le jour donc de l’enterrement de sa soeur adorée, ce qui fait dire à Gabriel qu’il a perdu ses deux enfants en ce jour.
À ce moment là, on passe à la deuxième partie du livre, celle consacrée à Ulysse et à son histoire. On change de forme : ce n’est plus un journal mais plutôt un récit linéaire. Ulysse raconte ses combats et son retour aux Feuillades, tandis que la guerre civile continue dans toute la France.
Deuxième chose que j’ai aimé dans ce livre : la manière de décrire la relation père-fils sans clichés, la profondeur des caractères des deux personnages principaux, l’évolution même de ses caractères au cours du livre, la mise en évidence des désaccords. Pour être plus précise sur ce dernier point, Gabriel pense que son fils ne lui parle plus à cause de sa non-prise de partie dans le conflit et on apprend dans la deuxième partie par Ulysse que ce n’est pas juste à cause de cela. Cela m’a causé une sorte de mini-surprise, comme s’il y avait eu un retournement de situation, alors qu’en fait non. C’est ce qui m’a frappé pendant la lecture. Alors que l’histoire est quand même assez attendue, l’auteur arrive à renouveler systématiquement l’intérêt du lecteur.
En conclusion, un excellent livre, dépaysant, intéressant, intelligent, extrêmement bien écrit !
Références
Les Serviteurs Inutiles de Bernard BONNELLE (Éditions La Table Ronde, 2016)