Cecile's Blog

  • lhommequimitfinalhistoirekenliuJ’ai voulu lire ce livre à la suite du billet de Charybde 2. Je vous renvoie donc vers lui pour lire son billet (comme cela vous n’êtes pas obligé de lire le mien jusqu’au bout).

    L’homme qui mit fin à l’histoire est une nouvelle (de 102 pages sur ma liseuse) écrite d’une manière que je n’avais jamais lu, sur un fait que je ne connaissais pas et sur des réflexions qui m’intéressent mais dont je n’avais jamais rien lu (de manière romancée).

    Le livre est écrit sous la forme d’un documentaire filmé, un peu comme ceux que l’on peut voir sur Arte, sur des faits historiques. Souvent, il y a une voix principale, celle d’un narrateur ou du « personnage » principal, entrecoupé d’images d’archives, de témoignages mais aussi d’avis de spécialistes pour éclairer ces témoignages. Dans les notes, on peut lire que cette idée lui est venue à la lecture de la nouvelle Aimer ce que l’on voit : un documentaire de Ted Chiang.

    Le livre de Ken Liu est construit exactement de cette manière. La narratrice est une nippo-américaine, Akemi Kirino, directrice scientifique des laboratoires Feynman. Elle raconte comment une dizaine d’années auparavant, elle a proposé, avec son compagnon Evan, des voyages dans le passé à des familles de victimes de l’Unité 731, pour revivre les atrocités vécues par leurs proches. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Unité 731 est une unité de recherche japonaise, créée après l’invasion de la Chine par les Japonais et fermée à la défaite de celui-ci, en 1945. Dans cette unité ont été menées des expériences sur les êtres vivants dans le but d’améliorer les connaissances et la pratique des chirurgiens militaires, de mieux comprendre la transmission des maladies et de pouvoir mieux les guerres mais aussi de créer des armes bactériologiques. Il s’agit de ce que l’on peut écrire sur le papier. Dans les faits, cela correspond à des tortures et des traitements inhumains sur des prisonniers chinois, qui étaient le plus souvent tout de même des paysans raflés au hasard dans les campagnes environnantes. Ainsi, Ken Liu nous parle de vivisections sans anesthésie, de bras que l’on faisait geler intentionnellement pour étudier la gangrène, les amputations et la manière de les ranimer, de maladies injectées volontairement, de viols aussi.

    Sauf que le Japon n’a reconnu que très tardivement les agissements de cette unité, et surtout a gardé tous les documents papiers pouvant indiquer des faits précis sous le sceau du secret. L’Histoire ne peut pas s’appuyer uniquement sur des témoignages car cela manque de faits vérifiables (sur quoi toutes les découvertes (scientifiques ou non) s’appuient). De plus, ici, les seuls témoignages sont ceux des bourreaux et non des victimes, des bourreaux prisonniers du régime communiste chinois après la Seconde Guerre mondiale, et qui ont le sait ne pouvait être digne de confiance pour les États-Unis mais aussi pour le Japon et toutes les nations occidentales. Ces témoignages ne pouvaient être donc que falsifiés.

    Evan Wei, le compagnon de Akemi Kirino, sino-américain, spécialisé dans le Japon (on va dire ancien car j’ai oublié la période historique), découvre les événements de l’Unité 731 par un film et s’efforce ensuite de reconstituer les faits. Devant l’impossibilité de trouver des documents objectifs (en tout cas en quantité suffisante), il se tourne vers les témoignages mais des familles des victimes. Pour cela, il va avec sa compagne utiliser une des découvertes scientifiques de celle-ci, les particules de Bohn-Kirino, pour fabriquer une sorte de machine à remonter le temps, mais uniquement pour les familles des victimes, et l’expérience ne fera de la personne qu’un témoin d’images recréées par son cerveau :

    Les particules de Bohm-Kirino permettent de recréer, en détail, les informations de tous types autour du moment de leur création : la vision, le son, les micro-ondes, l’ultrason, l’odeur de l’antiseptique et du sang, le piquant de la cordite et de la poudre au fond des narines.

    Mais cela représente une masse d’informations colossale, même pour une seule seconde. On n’avait aucun moyen de la stocker, sans parler de la traiter en temps réel. La quantité de données rassemblées pour quelques minutes aurait saturé tous les serveurs de Harvard. On pouvait ouvrir une porte sur le passé, mais on ne verrait rien dans le tsunami de bits qui en jaillirait.

    […]

    J’ai donc conçu l’idée d’utiliser le cerveau humain pour traiter les informations obtenues par les détecteurs Bohm-Kirino. Les capacités du cerveau au traitement en parallèle de masse, le substrat de la conscience, se sont révélées très efficaces pour filtrer et traduire le torrent de données issu des détecteurs. Il pouvait recevoir les signaux électriques bruts, en rejeter 99,99%, transformer le reste en images, en sons, en odeurs, leur trouver du sens et enfin les enregistrer sous la forme de souvenirs.

    Le problème est que cette technique est destructrice :

    sa technique est destructrice, comme vous le savez : une fois qu’il a envoyé l’observateur à un endroit et un moment précis, les particules de Bohm-Kirino s’annihilent et nul ne peut retourner là-bas.

    Déjà, on voit toute la complexité du problème : est-ce que un seul témoin peut faire l’Histoire ? Quelle crédibilité lui accordé sans documents (et aussi sans autres témoignages)  pour corroborer son histoire ? On peut d’ailleurs lire dans la nouvelle le passage suivant :

    Je comprends bien que, du point de vue des défenseurs du Pr Wei, la vision brute de l’histoire se déroulant devant vous n’incite guère à mettre en question la preuve indélébile dans votre esprit. Mais cela ne suffit pas au reste d’entre nous. Le Procédé Kirino exige une foi aveugle : qui a vu l’ineffable ne doute en rien de son existence, mais cette clarté ne se reproduit pour personne. Nous voici donc coincés ici dans le présent à essayer de deviner le passé.

    Le Pr Wei a mis fin à l’enquête rationnelle sur l’histoire pour la transformer en une religion personnelle. Ce qu’a vu un témoin, nul autre ne pourra jamais le revoir. C’est de la folie.

    L’utilisation de témoignages est quelque chose, comme je le disais, qui n’est pas conforme à la méthode de l’historien. Ils s’attirent les foudres de ses paires. Ken Liu donne à lire plusieurs réactions :

    J’ai un immense respect pour Wei, qui reste mon meilleur étudiant. Mais il a renoncé à la responsabilité de l’historien de s’assurer que la vérité n’est entachée d’aucun doute. Il a franchi la frontière qui sépare la frontière de l’activiste.

    De mon point de vue, il s’agit moins d’idéologie que de méthodologie. Ce qui nous oppose, c’est la définition qu’on donne d’une preuve. Les historiens formés à l’occidentale ou à l’asiatique se sont toujours basés sur la documentation, or le Pr Wei donne désormais la primauté aux témoignages – des témoignages qui de plus proviennent d’individus non pas contemporains des événements, mais issus d’une époque ultérieure.

    Ken Liu traite d’autres thèmes relatif à l’Histoire et à l’historiographie : quelle utilisation peut-on faire du passé dans le présent ? est-ce qu’utiliser le passé pour justifier ses revendications est moral ? est-ce qu’oublier le passé (et entre autre sa responsabilité) est possible et vivable à l’échelle d’un État, sous prétexte que l’État a changé de forme ? à qui appartient l’Histoire ? qui fait l’Histoire ? est-ce que la personnification de l’Histoire créé quand même l’Histoire ? Sur cette dernière question, je voulais encore donner une citation :

    Comme nous ne disposons que d’une capacité d’empathie limitée envers la souffrance de masse, cette approche, selon moi, risquerait de déboucher sur le sentimentalisme et sur la mémoire sélective. Plus de seize millions de civils ont péri en Chine lors de l’invasion japonaise. La majeure partie de ces souffrances ne sont intervenues ni dans les fabriques de mort comme Pingfang, ni dans d’innombrables village et bourgs isolés loin de tout, où on a massacré et violé sans relâche hommes et femmes, leurs cris emportés par le vent glacé, si bien qu’on a oublié jusqu’à leurs noms. Pourtant, eux aussi méritent qu’on se souvienne d’eux.

    Il est impossible que chaque atrocité trouve un porte-parole aussi éloquent qu’Anne Frank, et je ne crois pas que nous devions réduire l’histoire entière à un recueil de récits de ce genre.

    Pour traiter toutes ces questions, la forme choisie par Ken Liu est idéale car elle lui permet de raconter son histoire mais aussi de confronter les différents points de vue. Il faut voir que tous ces points de vues sont inventés ou réécrit mais que tout est fait de manière très réaliste.

    Sur le thème du témoignage dans la construction de l’Histoire mais aussi sur la question du propriétaire de l’Histoire, je vous conseille le film Le Labyrinthe du Silence qui traite de la préparation du procès de Francfort en Allemagne, qui s’est tenu entre 1963 et 1965. On retrouve dans ce film cette idée que l’Histoire (et donc son jugement) ne peut pas se baser uniquement sur des témoignages mais sur des faits précis (et datés dans le contexte du film). Quand on vit le genre de choses qu’on vécut les gens dans ces camps ou ces unités, on ne note pas les faits pour un futur procès ou pour les futurs historiens. On est obligé de raconter a posteriori et forcément qu’on y met sa sensibilité. Les historiens eux cherchent des faits objectifs ; ils peuvent s’appuyer sur des témoignages mais les faits doivent être recoupés. Sauf que parfois, c’est impossible.

    Est-ce que pour autant les histoires des gens ne doivent pas constituer notre Histoire commune pas forcément celle d’un certain pays mais une Histoire commune de l’Humanité entière ? C’est là-dessus (et pas que) qu’interroge la nouvelle de Ken Liu (en 102 pages seulement).

    Je pourrais en parler pendant des heures, vous citer tout le livre mais le billet est déjà trop long. Je me rends bien compte qu’il y a peu de chances que les gens lisent cela jusqu’au bout. Si vous avez sauté des parties du billet, ce n’est pas franchement grave, ne retenez que la conclusion : lisez cette nouvelle intelligente et percutante !

    Références

    L’homme qui mit fin à l’histoire : un documentaire de Ken LIU – traduit de l’anglais (États-Unis) par Sylvie Denis (Le Bélial’, 2016)

  • luciepatinelaurasintijacerniauskeiteLucie patine fait partie des vingt-sept pièces (une par pays européen), jouée en 2008, dans le cadre de la Saison culturelle européenne et qui sont ensuite sorties aux éditions Théâtrales. Cette pièce est la pièce lituanienne, écrite par Laura Sintija Černiauskaité, auteur à la fois de roman (un en fait), de nouvelles, et de pièces de théâtre. Pour l’instant, il me semble qu’il s’agit de son seul texte traduit en français.

    Elle met en scène plusieurs couples, dans une pièce à deux actes. Le premier couple est celui de Lucie et Félix qui vivent une relation très routinière, et où Lucie reproche à mot à peine voilé à Félix de ne plus la voir (et/ou de ne plus la comprendre). Bien sûr, il tombe des nues parce qu’il lui semblait que pourtant il était toujours là pour elle (et qu’elle aussi était toujours là pour lui en contrepartie). De but en blanc, elle lui annonce qu’elle le quitte. Il cherche la réponse à la question que toute personne se poserait à ce moment-là : pourquoi ?

    Elle lui explique alors que oui, il y a un autre homme mais un homme qui ne la voit pas. Il s’agit de l’homme qui lui donne les patins à la patinoire. C’est le deuxième couple que l’on suit, ce type et sa femme Tanya. Ils ont eux aussi amoureux mais après leur premier enfant, Tanya manque de confiance en elle, ne mange plus assez et demande systématiquement à son mari de lui montrer qu’il l’aime. Ce n’est pas une relation, pourtant le type ne la lâche pas. Lucie ne s’interpose pas dans ce couple.

    Qu’est-ce qui fait que ces deux femmes sont amoureuses du même homme ? Parce qu’il a quelque chose de plus que les autres, un rêve ou des souvenirs, qui lui permet de ne pas être engluer dans la vie quotidienne. C’est un ancien aviateur et y pense beaucoup. D’ailleurs, Lucie le dit à un moment : pour que l’homme vous voit vraiment, il faut passer par la fenêtre parce que c’est là qu’il observe tout le temps.

    Le troisième couple que l’on suit est le couple des parents de Félix, une douzaine d’années avant l’histoire qui est présentée. Le père de Félix est extrêmement malade et c’est sa mère qui s’occupe du malade, avec un certain dévouement tout de même. Pourtant, elle le trompe dans la pièce d’à côté avec la compréhension de son mari immobilisé dans son lit.

    Dans cette pièce, ce sont donc trois versions de couples et d’amour qui nous sont présentés. C’est une lecture intéressante car l’auteur présente sa vision de ces deux « notions », sans fanfreluche mais avec une vision vraiment très quotidienne (qui correspond bien à ce que j’ai pu voir dans la vie de tous les jours). Si on voulait simplifier, on pourrait dire que d’après l’auteur, la vie à deux permet de vivre et d’apprécier la vie plus complètement, qu’elle permet d’avoir au moins un support, une aide.

    J’ai apprécié la manière d’écrire de l’auteur, de présenter et d’imbriquer les scènes pour former un tableau, un tout, qui au premier abord semble disparate et incohérente mais qui après la lecture de la dernière page, prend un sens.

    Je le répète mais bon, c’est une lecture intéressante.

    Références

    Lucie patine de Laura Sintija ČERNIAUSKAITÉ – traduit du lituanien par Akvilé Melkūnaité, avec la collaboration de Laurent Muhleisen (Éditions Théâtrales, 2008)

  • ferdierepsychiatreantoninartaudAprès ma lecture de Marcher droit, tourner en rond, j’étais obligée de continuer ma lecture des livres d’Emmanuel Venet. J’ai donc demandé deux de ses ouvrages à la bibliothèque. J’ai donc lu le premier Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud et je suis en train de lire le second Précis de médecine imaginaire. Forcément, je me suis demandée pourquoi au moins trois de ses livres tournaient autour de la maladie (plus exactement les maladies de l’esprit). J’ai compris en lisant la quatrième de couverture (ce que je n’avais pas vu sur le ebook du livre dont j’ai déjà fait le billet) ; Emmanuel Venet est psychiatre (et habite Lyon accessoirement). Tout cela est donc logique, même si ici on parle de l’écrivain, non pas du docteur.

    Ferdière était donc, comme l’indique le titre, le psychiatre d’Antonin Artaud. En effet, de 1943 à 1946, Antonin Artaud est interné à l’hôpital psychiatre de Rodez dont Ferdière est le directeur. Le médecin a accepté de prendre en charge ce patient, parce qu’il était depuis longtemps lié au mouvement surréaliste (se piquant lui-même d’écriture). Pendant ces trois ans, Ferdière traite Artaud par les électrochocs, ce qui a pour effet d’étouffer sa créativité (d’après Wikipédia, il « perd conscience »). Pourtant, d’après Emmanuel Venet, c’est bien Ferdière qui a remis Artaud à l’écriture, qu’il avait depuis longtemps « abandonnée » (par la force des choses). Les amis de Artaud ne pouvant pas supporter cela le font retirer de l’hôpital psychiatrique. Deux ans plus tard, on annonce à Artaud qu’il souffre d’un cancer du rectum dont il ne pourra guérir. Il se suicide ou meurt d’une surdose accidentelle suivant les versions. Ferdière restera persuadé tout au long de sa vie qu’il aurait pu empêcher cela.

    Dans son court texte (45 pages), Emmanuel Venet raconte la biographie de Ferdière, de sa naissance et de son environnement familial à sa mort. Il dessine un homme dual, qui voulait faire de la littérature mais qui n’était pas suffisamment aventureux pour ne pas faire à côté un métier, la médecine donc. C’est le portrait de cet homme qui n’arrivera jamais réellement à choisir entre sa « passion » et la normalité que nous trace l’auteur. C’est un peu comme s’il avait vécu sa vie à regrets.

    Pour tout avouer, je m’en fiche un peu de la vie de Ferdière et même de la personne en fait. Mais Emmanuel Venet arrive à la rendre intéressante, à faire de cette histoire une destinée déjà écrite quelque part. Il rend l’inéluctabilité de la vie de cet homme.

    Encore plus que pour Marcher droit, tourner en rond, il a des phrases tellement fulgurantes, des tournures et des images évocatrices (qu’on les voit à la lecture). Par exemple, je vais mettre quelques extraits à la suite du billet et dans deux d’entre eux, l’auteur parle de la forge de Ferdière. Il s’agit bien sûr de son atelier intérieur où il créé sa poésie. Vu la manière dont il en parle, j’ai eu l’impression de voir justement un atelier, où le feu (intérieur du poète) sert à travail une pièce encore brute (l’idée, la pensée créatrice). Je ne sais pas si l’image est de l’auteur mais j’ai trouvé cela d’une telle justesse.

    En conclusion, c’est tout simplement un plaisir de lire un tel écrivain !

    Quelques extraits

    Quatre années d’études, trois recueils pétris de tout ce qui traverse la naissance d’un homme, idéalisme, amour, allégeance inconsciente aux canons de la mode et de la langue. Aurait-il recopié le Bottin qu’il l’aurait davantage tordue, la langue, tant sa forge était à son insu refroidie par les contre-visites et les cours de pathologie. Sans doute commence-t-il à comprendre, Ferdière, que l’ornière est plus profonde qu’il y paraît, et qu’ouvrir des crânes ou des ventres vous précipite régulièrement contre des veuves ou des désespérés à qui il faut annoncer la situation de la manière la plus littérale qui soit, en réservant ses pauvres fleurs de rhétorique pour les comptes rendus opératoires. Certes, il lui reste la vie devant lui et Proust au rayon des modèles, mais autant sortir vite de la nasse, revenir au monde où la parole se double de replis obscurs et signifie vraiment. Changer de voie, devenir Breton. Devenir psychiatre. Changer d’ornière.

    S’imagine-t-on psychiatre, c’est-à-dire paria parmi les médecins, exilé en raison d’une insubordination stérile à Chezal-Benoît, Indre-et-Loire ; lâché par sa femme pour un vrai poète ; et charriant avec soi la dépouille d’un poète asphyxié par la langue des notables, la stérile créativité des fous et l’allégeance à un postulat anti-poétique : il reste à s’acheter une conduite intérieure Delage, à se trouver de vagues obligations à Paris, et à embaumer comme on peut le cadavre qu’on porte en soi.

    Certes, il ne manque pas de petitesse, Ferdière : cette manière d’écrire pour taire, de garder la pose au-delà de toute mesure, de se faire remarquer au fond de l’ornière d’où il n’aurait pas dû vouloir sortir. Certes. Mais c’est oublier qu’il a soufflé comme un beau diable sur sa forge, connu désillusions que Babel inflige aux fondeurs de langue, reçu les gifles terribles de Crevel, d’Artaud et des milliers d’anonymes qu’il n’a pas sauvés – à quoi s’ajoutent l’exil, la guerre, les deuils, la mort des fous mille fois recommencée. C’est oublier qu’il avait tôt compris qu’il ne serait pas Dieu, ni Destouches, ni même Reverzy ; qu’il a accepté de rester lui-même pour rasseoir Artaud à son écritoire ; et qu’il a sagement laissé à son capharnaüm le soin de nous dire cette vie trop fidèle à elle-même, e métier voué au secret, la frustration des horizons courts. Coupable, Ferdière ? Oui, si c’est pécher que de laisser la langue intacte et de mourir sans oeuvre, non pas recroquevillé sur son énigme mais s’offrant en pâture à tous ceux que la poésie brûle ou nourrit. Coupable d’être resté à hauteur d’homme malgré la tentation de se faire plus grand que soi et la volupté de se faire haïr.

    Références

    Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud de Emmanuel VENET (Verdier, 2006)

  • babyspotisabelalbaBaby Spot est un texte court (93 pages) de la scénariste et photographe (et donc maintenant écrivaine) espagnole Isabel Alba. Il est indiqué au début de l’ouvrage que « baby spot » est le petit projecteur de lumière incandescente utilisé sur les tournages cinématographiques. Dans ma tête, je m’imaginais donc deux types deux livres : soit l’écriture était très cinématographique, soit le texte allait braqué une sorte de projecteur sur une histoire (et donc laissé dans l’ombre d’autres choses). Au vu de la couverture, j’ai penché pour la deuxième hypothèse.

    En fait, non ; c’est tout simplement les deux. Le narrateur de l’histoire a douze ans et ressent le besoin d’écrire dans un cahier (que nous lisons) ce qui lui trotte dans la tête depuis le décès par pendaison d’un copain (d’une connaissance) de son quartier, ce qui le travaille en fait. On peut qualifier l’événement de traumatique (on le serait à moins) et donc l’écriture de l’enfant est heurtée, il ressasse beaucoup et fait de multiples digressions pour ne pas écrire ce qu’il ne veut pas admettre.

    C’est l’occasion pour le lecteur de découvrir la vie d’un quartier pauvre en Espagne. La mère du narrateur s’est fait quitté par le père, mais a retrouvé depuis un autre homme qui a été obligé d’accepter un bébé. Le beau-père est violent, la mère pleure tout le temps et la petite-sœur a un retard mental. Le narrateur l’aime plus que tout et nous le dit dès le départ mais mettra plus de temps à dire qu’elle est retardée ; c’est un exemple d’informations qu’il peut retenir. En l’écrivant, je me rends compte que si on suppose que c’est lui qu’on lit son récit, il est logique qu’il ne le dise pas tout de suite, vu que pour lui c’est évident. Je ne sais pas, du coup.

    Le narrateur a un meilleur ami, avec qui il va faire toutes les bêtises possibles et inimaginables, qui lui a un grand frère, qu’ils admirent tous les deux car il est le caïd du quartier (en tout cas, il passe pour aux yeux des enfants). Les deux frères ont une mère passablement inquiète et un père qui ne les voit plus, tellement il boit, au bar du quartier, tenu par un ex-taulard et sa sœur. Les gamins y vont pour se rafraîchir mais aussi pour regarder des films à l’œil (c’est une des passions du narrateur : imaginer sa vie comme si elle se passait au cinéma, pas en continu mais par scènes ; cela conditionne l’écriture du cahier que le lecteur lit). Il y aussi le flic du quartier qui semble plus trafiquer que travailler.

    Dans tout ce petit monde, il ne semble y avoir qu’une seule famille « normale » : Lucas, le garçon qui va donc mourir pendu, et sa mère, qui est seule depuis le décès de son mari. C’est à mon avis cette normalité qui va faire que les choses se sont passées telles qu’elles se sont passées.

    Qu’est ce que j’ai pensé de cette lecture ? Ben, je ne sais pas. J’ai aimé plein de choses, mais il manque un truc que je n’arrive pas à identifier. J’ai peut-être un sentiment de pas assez. J’ai aimé l’histoire, même si je me doutais du final. J’ai apprécié le fait que le garçon reste seul face à son histoire parce que justement, il est dans une famille un peu dysfonctionnelle (comme on dit de nos jours). Mais je n’ai pas accroché à la manière dont l’histoire est racontée ; j’ai aimé les digressions mais pas les ressassements qui rapportent les faits détail par détail et donc trop lentement.

    L’écriture et la traduction sont belles mais c’est trop adulte pour un enfant de douze ans. J’ai adopté le point de vue, la vie du narrateur mais je n’ai pas ressenti ses sentiments. Ils ne sont pas suffisamment décrits ni suffisamment nombreux : une seule manière de voir est adoptée mais le narrateur n’oscille pas entre plusieurs états, alors que cela aurait été logique (d’un autre côté, cela aurait dévoilé la fin plus vite).

    Peut-être que tout simplement, j’aurais aimé lire un texte plus long, plus fourni. Ou peut-être suivre plusieurs personnages. J’ai noté le second roman de l’auteur, qui est paru avant aux éditions La Contre Allée, qui est plus long et qui semble en plus correspondre totalement à mes goûts.

    Références

    Baby Spot de Isabel ALBA – traduit de l’espagnol par Michelle Ortuno (Éditions La Contre Allée, 2016)

  • LArchipelDUneAutreVieAndreiMakineJ’ai pris ce livre à la bibliothèque numérique de Paris, dès que je l’ai vu apparaître dans la liste de la sélection de septembre (donc le 1er septembre, en fait) et je peux vous dire que je le guettais mais pas qu’un peu.

    L’histoire ne pouvait que me plaire. Un jeune garçon doit effectuer un stage après une formation de géomètre. Suite à un problème d’hélicoptère, il se retrouve seul à Tougour, ville de l’extrême est sibérien, pas très loin de Sakhaline (connu pour ses camps soviétiques, en dessous du Kamchatka). Ne sachant pas trop quoi faire, il observe un homme, qui est resté seul, après le départ des passagers de l’hélicoptère. L’homme enfile son sac à dos et commence à se diriger vers nul part, au milieu de la Taïga (j’espère que vous voyez pourquoi j’ai été attiré par le résumé). Le garçon, âgé d’une quinzaine d’années, le suit sans vraiment beaucoup de connaissances ou de matériels. Au bout de quelques temps, l’homme s’arrange pour le capturer (en utilisant une astuce de trappeur). Quand il voit que c’est simplement un garçon, il le fait s’asseoir auprès d’un feu et lui raconte son histoire, une histoire datant de 1952, au temps où Staline était encore vivant et où on devenait facilement ennemi du peuple.

    Après avoir fait la Seconde Guerre mondiale, l’homme se fait rappeler sous les drapeaux (un peu comme réserviste, je pense), pour préparer la guerre froide (les Américains étant stationnés au Japon, ceci justifie d’envoyer les réservistes par là-bas). Le revoilà parti pour vivre dans des camps militaires et faire des exercices pas forcément très intelligents. Il accepte son sort,  sans trop sourciller, malgré les petites mesquineries de ses chefs car à Moscou, il était en pleine débâcle amoureuse. Sauf qu’un jour, ils apprennent qu’un prisonnier s’est évadé du camp voisin et qu’en plus, il est passé par la base : double affront. Un petit groupe de soldats est envoyé le capturer (pas le tuer car l’exemple doit être fait devant les autres) : notre héros, un autre homme, un peu plus âgé, ayant vécu la Seconde Guerre mondiale mais aussi l’internement, un jeune loup voulant faire ses preuves, un chef militaire pragmatique et un militaire chargé de l’espionnage politique. Un groupe très hétéroclites donc, avec des caractères très différents. La chasse à l’homme s’engage. Vu le déséquilibre des forces, les soldats pensent que cela ne va pas durer très longtemps mais c’est sans compter avec le fait que la Taïga n’a pas de secrets pour l’évadé. La chasse à l’homme devient rapidement le chemin vers le sens de la vie pour notre héros.

    Que dire ? Ce livre est juste magnifique ! Le suspens (si vraiment il y en avait besoin d’un) est maintenu par les différentes tentatives pour récupérer le prisonnier, mais aussi par un retournement de situation que je n’avais pas du tout anticipé. Ce retournement de situation donne tout le sens au livre ! L’histoire est donc fournie, même si on peut penser à mon résumé que non.

    La description des relations humaines est tellement réaliste, les personnages incarnés. Vous êtes autour du feu, avec les soldats en train d’écouter leurs vieilles histoires, de partager leurs moments de lassitude mais aussi leurs esprits guerriers (un peu, il ne faut pas exagérer). Vous observez les feux du prisonnier, distant d’à peine une centaine de mètres et qui vous nargue, sans aucune vergogne. Pour la psychologie des personnages, on suit plus particulièrement les pensées de notre héros, bien évidemment, qu’il partage avec l’autre sans grade (dirons nous) du groupe. Ce sont les deux qui restent humains ; on ressent rapidement leurs doutes sur la mission, leurs doutes sur ce qu’est en train de devenir le pays, leurs « combats » pour ne pas succomber comme tout le monde. C’est intéressant de suivre ces individualités et leurs manières de gérer la vie en groupe.

    J’ai gardé le meilleur pour la fin : la description des paysages de la Taïga. Les soldats partent début août mais le froid commence à arriver dès la fin du mois. Le lecteur a donc le droit à la description de paysages enneigés, de coups de vent froids, de silence, d’immensité. Et tout cela, avec l’écriture d’Andreï Makine (que je connaissais pour avoir lu Le Testament français quand j’étais jeune et dont je gardais un très beau souvenir). On comprend facilement pourquoi il est rentré à l’académie française.

    Il y avait tous les éléments pour me plaire dans ce livre et cela n’a pas manqué. Une excellente lecture, que je vous conseille. J’ai vu samedi que mon libraire la conseille aussi car le livre était sur la table des coups de cœur. Cela fait deux raisons de lire le livre.

    Références

    L’archipel d’une autre vie d’Andreï MAKINE (Éditions du Seuil, 2016)

  • PossédéesFrédéricGrosJe suis abonnée aux romans sur la religion en ce moment. C’est un peu fait exprès, en fait. J’ai choisi cette quatrième lecture de la rentrée littéraire dans ma liste à lire (spéciale rentrée) car elle me semblait à la fois répondre aux Serviteurs Inutiles de Bernard Bonnelle et à Lucie ou la vocation de Maëlle Guillaud.

    On est dans les années 1630, en France, plus exactement à Loudun. On est juste après la Contre-Réforme, l’Église catholique souhait prendre le dessus sur la propagation des idées protestantes. Louis XIII et Richelieu sont au pouvoir et cherchent à montrer qu’ils sont TRÈS catholiques au pape. Cependant, la France vit toujours sous le régime de l’Édit de Nantes et chacune des parties essaye de cohabiter avec l’autre. À Loudun, les deux camps vivent en bonne intelligence sous la houlette de certains notables à qui cette paix tient à cœur, notamment le beau curé de Loudun, Urbain Grandier. En plus d’être beau donc, il a le sens de la répartie, une grande intelligence, une certaine fougue qui plaît à beaucoup. Surtout aux femmes, quand elles sont veuves ou jeunes. En faisant cela, il se met à dos les notables de la ville, particulièrement un puisqu’il engrosse sa fille, sans vouloir le reconnaître. Grandier favorise le plaisir de la chair par rapport aux joies de l’Amour. Le père va monter un premier groupe de soutien et arriver à faire juger le curé. Chacun active ses différents appuis. Le curé sort gagnant mais on lui conseille de partir ; il refuse (parce qu’il est un peu imbu de lui-même tout de même). Il revient donc à la colère de ceux qui voulaient qu’il parte, ils ne cesseront de monter des complots et machinations pour l’abattre (juridiquement en tout cas). Cela remonte très haut, jusqu’à Richelieu.

    Dans le même temps, Urbain Grandier s’est fait de nouveaux ennemis, dont une particulièrement Jeanne des Anges, la moniale du couvent des Ursulines de la ville de Loudun. Elle voulait qu’il soit le confesseur de son couvent mais celui-ci a refusé, donnant comme raison sa surcharge de travail. Jeanne des Anges est une femme excessive et directive … Après le retour de Grandier (après son premier procès), la peste s’abat sur la ville faisant trois mille morts, surtout des catholiques, puis les Ursulines du couvent se disent ensorcelées, possédées par des diables, dirigés par Grandier. Ils les obligent à des actions peu en accord avec leurs vœux. Cela prend tout de suite une très grande ampleur, l’affaire est prise extrêmement au sérieux. Les événements s’enchaînent très rapidement (en réalité entre cinq et dix ans), l’hystérie monte …

    Décrire l’enchaînement des événements est ce en quoi Frédéric Gros excelle. L’auteur prend ce fait divers, réel mais ici romancé (ce n’est pas un livre d’histoire), depuis le début. Il nous montre qu’avant tout cela, la ville va bien. Tout le monde est plus ou moins heureux sous la houlette de Scévole de Sainte-Marthe. À partir de là, l’auteur ne fait que nous dire : « vous voyez comment cela peut aller vite, comment une ville peut devenir hystérique, folle au point de commettre l’irréparable » à cause de croyances un peu « frustres » (dirons nous), de la manipulation de certaines autorités (tant religieuses que politiques), par purs calculs et par petites mesquineries. Ainsi, les curés (au sens large du terme) profitent des faits pour montrer ce qu’est la vrai foi (selon eux) et ramener les croyants au bercail. Les politiques et notables locaux se montrent pour monter dans la hiérarchie. Richelieu profite des événements pour assouvir son ambition d’affaiblir Loudun (ayant beaucoup de protestants), pour renforcer sa ville, Richelieu (catholique), distante d’à peine une quinzaine de kilomètres. Ceux qui pourraient tout arrêter tellement les supercheries peuvent être démasquées facilement (ils s’en rendent même compte à l’époque) ne font rien car ils ne veulent pas être les premiers ou bien ne le font pas parce qu’ils n’aiment pas vraiment beaucoup Urbain Grandier (ceci justifiant cela d’après eux). C’est la manière de raconter ces événements qui font du livre de Frédéric Gros un livre à lire, pour se rendre compte de comment cela marche, comment toute une société peut devenir complètement folle et hystérique.

    L’auteur utilise un narrateur extérieur. À cause de cela, le texte est très moderne. Il n’emploie pas par exemple de tournures de phrases ou de vocabulaire anciens. La manière d’écrire, un peu déclamatrice, est elle aussi très moderne, comme les emportements du narrateur. C’est pour cela que je disais que ce n’est pas un livre historique. Les faits y sont mais il y a tout de même interprétation, mais celle ci renforce la démonstration. En tout cas, c’est un livre qui est accessible, au point de vue du texte. J’ai trouvé qu’on y rentrait facilement pour ne plus le lâcher, tellement on est happé par des événements dont on sait qu’ils vont mal tournés.

    De plus, je ne connaissais pas cette histoire, avant de lire le livre. Ce n’est donc pas gênant pour la compréhension du roman. Vous pouvez trouver des renseignements sur ce fait divers sur wikipédia, bien évidemment.

    Un roman marquant, pour moi en tout cas.

    Références

    Possédées de Frédéric GROS (Albin Michel, 2016)

  • LucieOuLaVocationMaelleGuillaudIl s’agit du troisième livre numérique que j’ai acheté pour découvrir les nouveaux titres de la rentrée littéraire et je peux vous dire qu’encore une fois, je ne le regrette pas. Trois livres, trois excellentes lectures, toutes prenantes et captivantes.

    Ici, on suit Lucie, une jeune fille soignant son apparence, intelligente, avec une meilleure amie qui est pratiquement comme une sœur pour elle. Elle n’a plus que sa mère, depuis le décès de son père dans un accident de montagne. On pourrait donc dire que tout va bien pour elle (à part bien sûr l’absence de son père, de qui elle était très proche). Cette année, elle rentre en khâgne à Paris et éprouve une certaine fierté à faire partie de l’élite de la France. Elle n’est plus en cours avec Juliette, même si elle peut la voir régulièrement puisque celle-ci suit un cursus de Lettres dans une université parisienne. Sauf qu’elle est en classes préparatoires. Elle n’a donc pas le temps. Elle doit travailler beaucoup, de plus en plus mais elle décroche de plus en plus, ne trouve plus de sens à ce qu’elle étudie. Elle peut cependant compter sur le soutien de Mathilde, une camarade de classe un peu mythomane. Celle-ci l’emmène souvent dans un couvent parisien dont elle connaît bien les sœurs et surtout la mère supérieure.

    Lucie commence à se sentir bien là-bas. Elle n’aspire plus qu’à une chose : vivre sa foi complètement, se consacrer à Lui, être son épouse … Elle deviendra rapidement postulante (abandonnant ainsi ses études), novice, sœur après ses vœux définitifs. Elle va découvrir rapidement la vie au couvent, les petites mesquineries et grandes brimades qui la feront toujours douter de sa vocation. Là, où elle pensait ne trouver que partage et absolu dans la foi, elle trouve beaucoup de comportements bien humains.

    Cela peut apparaître lassant et répétitif car on peut penser que dans un couvent les activités sont assez répétitives. Mais en fait non. Maëlle Guillaud fait évoluer son personnage tout au long du roman qui se déroule sur une dizaine d’années. Elle lui fait monter les échelons administratifs ; ces occupations varient avec ces promotions : elle passe du ménage, à l’accueil des pèlerins, au recrutement, à l’enseignement aux novices. Le personnage de Lucie évolue aussi intérieurement : elle perd sa vie d’avant progressivement, devient plus dure, se ferme aussi. De plus, l’histoire de Lucie est ponctuée par de courts chapitres où on entend la voix de Juliette (qui d’après ce que j’ai cru lire, serait un peu la voix de l’auteur qui a vécu cette situation ; une de ses amies est rentrée au couvent). Celle-ci n’a que des doutes et ne comprend plus du tout Lucie. Pour elle, la vie est dehors, à vivre un amour avec un homme de chair et d’os. Pourtant, elle ne cessera jamais de lui rendre visite, de la soutenir et de l’écouter (c’est une vraie meilleure amie, elle).

    Cette lecture a été très intéressante pour moi car personnellement, je serais plutôt du côté de Juliette. Pourtant, j’étais toujours voulu comprendre mieux comprendre ce que signifiait la foi pour les gens qui l’avait. En différenciant la foi de Lucie et l’Église catholique, j’ai trouvé que Maëlle Guillaud donnait très bien à comprendre cela. Pour être plus claire, on comprend bien ce que trouve Lucie dans la religion : le partage dans quelque chose qu’elle trouve beau, la volonté d’avoir un monde meilleur (et non divisé), trouver un sens au fait d’être sur terre (ne plus penser que tout ce qu’elle fait fait est vain), trouver une place dans une communauté. C’est pour cela que depuis le début du billet, je dit qu’elle est en quête d’absolu, de quelque chose qui n’existe pas en quelque sorte. Un peu naïve, elle ne comprend que très tardivement que cela ne peut pas se trouver auprès d’hommes (en l’occurrence ici de femmes) et que l’Église catholique est aussi une grande entreprise, qui souffre des mêmes mots que celles-ci.

    Lucie ou la vocation est donc une histoire qui m’a passionnée parce qu’elle répond (un peu) à des questions que je me suis souvent posée. De plus, elle est servie par une écriture très agréable à lire. Un très beau premier roman donc !

    Les avis de Sabeli, de Marie-Claire, de Nath. Sur la chaîne YouTube de la librairie Mollat, vous pouvez une vidéo où l’auteur parle de son livre.

    Références

    Lucie ou la vocation de Maëlle GUILLAUD (Éditions Héloïse d’Ormesson, 2016)

  • MarcherDroitTournerEnRondEmmanuelVenetAurais-je de la chance en ce moment dans le choix de mes lectures ? Deuxième lecture de la rentrée littéraire et deuxième très bonne lecture. J’avais repéré cette lecture car le narrateur est atteint du syndrome d’Asperger, sur lequel j’ai un peu lu.

    Le narrateur, âgé d’une quarantaine d’années, atteint donc du syndrome d’Asperger, assiste à l’enterrement de sa grand-mère paternelle. Comme beaucoup d’enterrements, c’est l’occasion de dire beaucoup de sornettes sur la personne décédée qui passe de vieille bourrique à sainte. Sauf que pour un Asperger, cela ne passe pas : la vérité doit être dite quoi qu’il arrive ! Il ne peut supporter ces conventions sociales qui ne sont que fausseté manifeste. Cependant, notre narrateur n’a plus dix ans et a donc appris à se taire. Cela ne l’empêche pas de penser. C’est donc son monologue intérieur durant cet enterrement que l’on peut lire ici.

    On y apprend tous les secrets de famille possibles et imaginables : la grand-tante a eu un enfant du grand-oncle (ils étaient donc frère et sœur), la grand-mère a trompé le grand-père avec un notable, elle a eu un enfant avec lui, le grand-mère s’est noyé dans l’alcool, les tantes sont soient des bigotes, soient des allumeuses, qui pensent être profondes tout en disant beaucoup de platitudes, les cousines sont des femmes qui profitent de leurs amis ou bien qui traitent dans des affaires louches, le cousin est homosexuel. Il vit seul avec son père, depuis que ses parents se sont séparés quand il avait quinze ans, et tous les secrets lui ont plus ou moins été dévoilés par celui-ci, même s’il en a découvert plusieurs seul. Tout cela est su par tout le monde mais jamais discuté. Le narrateur perce à jour tant les actions que les discours incohérents. Il raconte comment lorsqu’il dit ce qu’il pense, il est rabroué par son entourage. Il se tait donc beaucoup.

    Cela entraîne, comme on s’en doute beaucoup de ressassement. L’auteur arrive très bien à retranscrire cela, sans pour autant être lourd. Ainsi, il ne traite pas chacun des personnages du cercle familial à tour de rôle, mais ceux-ci reviennent. J’ai pensé que peut-être que cela accompagnait le regard du narrateur lors de l’enterrement. Pour faire ressentir l’Asperger du narrateur, l’auteur utilise des tics de langage, parle de manière très convaincante des passions un peu particulière du narrateur. On sent que celui-ci s’anime de manière très joyeuse quand il les évoque.

    Ce qui se dégage de tout cela est tout de même une grande solitude issue d’une trop grande rectitude : la vérité doit être absolue, tout comme l’amour. C’est un des symptômes du syndrome d’Asperger. Le problème est que nos sociétés ne peuvent pas tenir comme cela (c’est pour cela qu’on utilise beaucoup de non-dits et de convenances). Le narrateur est ainsi condamné à vivre seul, malheureusement.

    Deux citations

    Preuve que même dans les dialogues les plus ordinaires, chacun n’entend que ce qu’il veut entendre et entretient ainsi l’illusion d’une convergence de vues ou d’un désaccord avec un interlocuteur qui, dans la plupart des cas, ne parle pas de la même chose.

    J’aspire à ce que mon entourage, un jour, me comprenne vraiment, ainsi qu’il arrive parfois en rêve. J’aimerais tellement que, dès leur amorce, mes idées soient entendues comme par télépathie dans toute leur complexité ; que mes pensées les plus subtiles se transmettent, intactes, dans un simple échange de regards, mes intentions dans une simple ébauche de sourire […].

    Vous pouvez consulter la page de l’éditeur dédiée au livre, où vous trouverez d’autres avis mais aussi une vidéo tournée par la librairie Mollat.

    Références

    Marcher droit, tourner en rond de Emmanuel VENET (Verdier, 2016)

  • LaConversionMathiasCnehmAprès ma lecture des Serviteurs Inutiles de Bernard Bonnelle, j’ai eu envie de relire une BD que j’avais emprunté à la bibliothèque de l’Institut Goethe et que j’avais déjà lu au début de l’été (cela tombe bien puisque je dois la rendre dans deux semaines). Celle-ci traite aussi de l’extrémisme religieux, mais d’une manière différente puisque déjà on est en 1984 et donc en temps de pseudo-paix (la guerre froide est en arrière plan tout de même) mais aussi parce que l’extrémisme religieux tourne à la dérive sectaire.

    On est donc en Suisse, en 1984, dans ce que l’auteur décrit comme la ville (le village) suisse la plus moche en tout cas à l’époque. Ne connaissant pas particulièrement la Suisse, je ne saurais pas la situer mais apparemment il y a une grande tour en plein milieu.

    Dans cette petite ville donc, on suit un groupe de jeunes, de 14-15 ans, et plus spécialement 3, deux garçons, une fille : Luki, Kurt et Patrizia. Luki et Kurt sont amis mais Luki et Patrizia vont au groupe biblique. Kurt se sent légèrement mis à l’écart, alors même qu’il est fou amoureux de Patrizia. Que ne ferait-on pas pour une fille à cet âge-là ? Lorsque Luki lui dit qu’ »il l’a fait » avec Patrizia, Kurt est donc forcément un peu jaloux (même si on se doute qu’il ne veut pas forcément dire ce qu’on entend). Mais le même jour, Luki propose à Kurt de l’accompagner au groupe biblique où est donc Patrizia et c’est le début de l’engrenage puisqu’elle l’encouragera toujours plus à fond dans la religion et lui sera de plus en plus accro à elle.

    Patrizia est très enthousiaste vis à vis du groupe biblique, et de son pasteur, le pasteur Obrist. En effet, le groupe lui apporte une certaine stabilité qu’elle n’a pas dans sa vie familiale. Sa mère est en dépression et boit déraisonnablement. Elle est donc particulièrement influençable lorsque quelqu’un lui propose cette stabilité qu’elle recherche. Luki, lui, vient d’une famille stable et la religion représente plutôt une sorte de tradition « pépère ». Il croit ce qu’on lui a toujours répété. Les autres adolescents sont un peu dans la même veine. Pourtant, on les sent anxieux suite au contexte international, inquiet au sujet des problèmes environnementaux. Je me suis demandée si ils comprenaient vraiment le sens de leur parole :

    Pasteur Obrist : Les non-convertis ne peuvent pas comprendre ce que nous ressentons. Ils ne peuvent imaginer ce que Dieu nous apporte chaque jour. Force. Assurance. Confiance. Si les membres de votre famille ne sont pas croyants ou ont des mauvaises croyances, alors ils essaieront de vous détourner de votre foi. Ou pire, Rahel, Mathieu, 10, 21.

    Une adolescente (lisant le passage de la Bible, cité par le pasteur) : « Le frère livrera son frère à la mort, et le père son enfant et les enfants s’élèveront contre leurs parents et les feront mettre à mort. Et vous serez haïs de tous, pour l’amour de moi. Mais celui qui persévérera jusqu’à la fin sera sauvé. Quand on vous persécutera dans une ville, fuyez dans une autre ».

    Comment des adolescents peuvent relativiser le texte quand il est introduit dans son texte ! C’est un exemple pour montrer la manière dont la BD illustre la dérive sectaire de ce groupe biblique, dirigé par ce pasteur, qui ressemble plus à un gourou, qu’à un homme pieux.

    Kurt est lui guidé par ses sentiments mais de plus en plus, il va commencer à croire. Il refuse d’entendre les avis divergents de ses voisins et de sa famille (il a très peu d’amis et ceux qu’il a font partie du groupe). Pourtant, il ne sera jamais lâché par ses parents, qui tiennent tous les deux des propos très intelligents sur la religion, même si parfois le dialogue est difficile :

    Kurt : Tu veux m’enlever ma foi.

    Sa mère : Je voudrais simplement que tu n’affirmes pas que ta croyance est la seule vérité.

    Kurt : Oui et toi que crois-tu ?

    Sa mère : Et bien … Je crois que je ne peux pas tout savoir.

    Kurt : Alors tu crois aussi qu’il existe un Dieu qui en sait plus que toit, qui sait tout.

    Sa mère : Peut-être que seuls les hommes peuvent savoir quelque chose.

    Kurt : C’est trop profond pour moi.

    Sa mère : Dieu a créé les hommes à son image, c’est comme ça que les hommes se l’expliquent, et c’est ainsi que cela a été gravé dans la Bible. Mais je trouve que l’inverse de cette histoire est tout aussi beau. Les hommes ont créé Dieu à leur image. C’est-à-dire qu’ils lui ont attribué toutes les facultés qu’ils avaient aussi eux-mêmes, et également la capacité de pouvoir savoir quelque chose.

    Kurt : Mais c’est Dieu qui a créé le monde et les hommes, pas l’inverse.

    Sa mère : Qui sait. L’homme peut créer quelque chose, il peut être créateur. Par conséquent, Dieu devrait également pouvoir l’être, simplement en bien mieux, et ainsi il aurait créé le monde dans son ensemble. Mais peut-on vraiment tirer cette conclusion? Ça pourrait tout aussi bien être que l’univers n’a jamais été créé , mais qu’il a toujours été là. Sans commencement, sans fin. Contraction, Big Bang, expansion, contraction, nouveau Big Bang, nouvelle expansion, et ainsi de suite, depuis la nuit des temps.

    […]

    Kurt : « Pourrait être » … tu dis toujours ça « pourrait ». Mais moi, je veux être sûr, je ne peux pas passer ma vie dans l’incertitude, c’est à désespérer !

    Sa mère : Je crois que les histoires naissent précisément de cette incertitude. Lorsqu’une histoire est racontée de manière crédible, on a alors le sentiment que ça aurait pu vraiment se dérouler ainsi. On peut croire en cette histoire. Et donc croire, ça peut être une très bonne chose et ça peut aider à dissiper cette incertitude. Au moins tant que l’on écoute l’histoire, qu’on la lit, qu’on est dans l’histoire. Mais les histoires ne sont et ne restent que des histoires. Les histoires sont des inventions humaines. Et quand un conteur affirme que son histoire est vraie, alors je commence à devenir critique. Et quand il m’explique encore que son histoire est la seule vérité possible, alors il perd toute crédibilité.

    Kurt : Mais alors tout ce que tu me racontes là, n’est-ce pas aussi juste une histoire ?

    Sa mère : Si.

    Kurt : Pourquoi devrais-je alors te croire toi, plutôt que le pasteur Obrist ?

    Sa mère : Parce que le pasteur Obrist, avec son histoire, va jusqu’à affirmer que je crois mal, que je pense mal, que je vis mal, si je ne crois pas en son histoire.

    Kurt : Mais ton histoire l’affirme aussi, tu dis aussi que le pasteur Obrist se trompe !

    Sa mère : Oui, mais je ne fais pas de prosélytisme avec mon histoire, mon histoire est de la simple autodéfense. Car les histoires t’ont conduit à te couper de ta famille. Et je ne peux pas te regarder t’éloigner de moi sans rien faire.

    C’est un extrait un peu long, mais caractéristique de ce qui m’a plus dans cette BD. Kurt se détachera par la suite très violemment de la religion, suite à deux graves événements et en sera encore marqué 25 ans après.

    Le dessin en noir et blanc, très sobre, permet de se concentrer sur le propos, tout en faisant vivre l’histoire.

    Une BD passionnante et intelligente, à mettre entre toutes les mains !

    Références

    La Conversion de Matthias GNEHM – traduit de l’allemand par Charlotte Fritsch (Atrabile, 2011)

  • HiverASokchoElisaShuaDusapinC’est le premier livre de la rentrée littéraire que j’ai eu envie de lire, après avoir vu un tweet de la librairie Dépaysage.

    Sokcho est une ville proche de la frontière entre la Corée du Nord et la Corée du Sud. L’action de ce roman se situe en plein hiver comme l’indique le titre. Comme Sokcho est une station balnéaire, il n’y a pas grand monde à part les habitants dans cette ville où les températures descendent allègrement sous les zéro degrés.

    Pourtant un jour, un auteur français de bandes dessinées débarque dans la pension de famille dans laquelle travaille la narratrice du roman. C’est une jeune femme d’une vingtaine d’années qui revient après ses études, qu’elle a effectué à Séoul, dans la ville de son enfance pour se rapprocher de sa mère, poissonnière au marché. Notre narratrice a la particularité d’avoir des origines françaises, par son père. De plus, elle a étudié la littérature française. Elle parle parfaitement français donc. On sent d’emblée qu’elle est très seule et qu’il lui manque quelque chose. Elle a bien un petit ami (qui est plutôt obsédé par lui-même que par elle) et sa mère mais cela ne semble pas suffire à son bonheur. Son patron est assez bourru (il a perdu sa femme l’année dernière). Les quelques clients ressemblent plutôt à des ombres qu’à des personnes. Il est donc logique qu’elle s’attache d’emblée à cet auteur de BD.

    Sauf que lui aussi est seul, et cherche à préserver cette solitude, qui lui permet de créer. Ils se rapprochent l’un de l’autre, mais pas de manière intime. Ils font plutôt se côtoyer leurs solitudes (même si elle aimerait rentre plus avant dans son univers). Le livre est constitué de fragments de vie : d’approches, de visites, de discussions.

    C’est l’écriture qui rend ce livre magique. On est happé d’emblée. Dans mon imagination, Sokcho était une sorte de ville ressemblant à Las Vegas, mais avec tous les casinos fermés. Beaucoup de néons, peu de personnes et une ville où souffle beaucoup vent. Ici, c’est plutôt neige et froid glacial. Or, d’après Wikipédia, c’est une ville de près de 90000 habitants. Pourtant, on sent une certaine désolation et comme je l’ai dit un aspect fantomatique. Cette description m’a fait penser que tous les personnages étaient seuls.

    De plus, l’écriture est très dépouillée. Il y a peu de descriptions de sentiments : soit ils sont vécus et extériorisés, soit ils restent en arrière plan. On ne vit pas la vie de la narratrice mais on l’observe. L’auteur de BD est lui esquissé, plutôt que décrit. Je ne saurais pas vous dire pourquoi il agit de telle ou telle manière. Je n’ai pu m’empêcher de comparer l’univers de la narratrice et celui de l’auteur de BD. Il arrive à voir de la beauté à Sokcho, à se (re)créer un univers que la narratrice ne voit pas (ou plus). Comme si elle était seule parce qu’elle n’arrivait pas (ou plus) à voir ce qui lui plaisait dans sa ville. Pour moi, c’est ce qui lui manque et qui fait que l’on sent d’emblée cette solitude.

    Un excellent livre de cette rentrée littéraire, qui vaut énormément pour son écriture et le climat qui en découle. Un premier roman, en plus !

    Un autre avis sur le blog Le petit carré jaune (bien meilleur ; si vous ne voulez pas lire ce livre après, c’est qu’il y a un problème).

    Références

    Hiver à Sokcho de Elisa SHUA DUSAPIN (Éditions Zoé, 2016)