J’ai voulu lire ce livre à la suite du billet de Charybde 2. Je vous renvoie donc vers lui pour lire son billet (comme cela vous n’êtes pas obligé de lire le mien jusqu’au bout).
L’homme qui mit fin à l’histoire est une nouvelle (de 102 pages sur ma liseuse) écrite d’une manière que je n’avais jamais lu, sur un fait que je ne connaissais pas et sur des réflexions qui m’intéressent mais dont je n’avais jamais rien lu (de manière romancée).
Le livre est écrit sous la forme d’un documentaire filmé, un peu comme ceux que l’on peut voir sur Arte, sur des faits historiques. Souvent, il y a une voix principale, celle d’un narrateur ou du « personnage » principal, entrecoupé d’images d’archives, de témoignages mais aussi d’avis de spécialistes pour éclairer ces témoignages. Dans les notes, on peut lire que cette idée lui est venue à la lecture de la nouvelle Aimer ce que l’on voit : un documentaire de Ted Chiang.
Le livre de Ken Liu est construit exactement de cette manière. La narratrice est une nippo-américaine, Akemi Kirino, directrice scientifique des laboratoires Feynman. Elle raconte comment une dizaine d’années auparavant, elle a proposé, avec son compagnon Evan, des voyages dans le passé à des familles de victimes de l’Unité 731, pour revivre les atrocités vécues par leurs proches. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Unité 731 est une unité de recherche japonaise, créée après l’invasion de la Chine par les Japonais et fermée à la défaite de celui-ci, en 1945. Dans cette unité ont été menées des expériences sur les êtres vivants dans le but d’améliorer les connaissances et la pratique des chirurgiens militaires, de mieux comprendre la transmission des maladies et de pouvoir mieux les guerres mais aussi de créer des armes bactériologiques. Il s’agit de ce que l’on peut écrire sur le papier. Dans les faits, cela correspond à des tortures et des traitements inhumains sur des prisonniers chinois, qui étaient le plus souvent tout de même des paysans raflés au hasard dans les campagnes environnantes. Ainsi, Ken Liu nous parle de vivisections sans anesthésie, de bras que l’on faisait geler intentionnellement pour étudier la gangrène, les amputations et la manière de les ranimer, de maladies injectées volontairement, de viols aussi.
Sauf que le Japon n’a reconnu que très tardivement les agissements de cette unité, et surtout a gardé tous les documents papiers pouvant indiquer des faits précis sous le sceau du secret. L’Histoire ne peut pas s’appuyer uniquement sur des témoignages car cela manque de faits vérifiables (sur quoi toutes les découvertes (scientifiques ou non) s’appuient). De plus, ici, les seuls témoignages sont ceux des bourreaux et non des victimes, des bourreaux prisonniers du régime communiste chinois après la Seconde Guerre mondiale, et qui ont le sait ne pouvait être digne de confiance pour les États-Unis mais aussi pour le Japon et toutes les nations occidentales. Ces témoignages ne pouvaient être donc que falsifiés.
Evan Wei, le compagnon de Akemi Kirino, sino-américain, spécialisé dans le Japon (on va dire ancien car j’ai oublié la période historique), découvre les événements de l’Unité 731 par un film et s’efforce ensuite de reconstituer les faits. Devant l’impossibilité de trouver des documents objectifs (en tout cas en quantité suffisante), il se tourne vers les témoignages mais des familles des victimes. Pour cela, il va avec sa compagne utiliser une des découvertes scientifiques de celle-ci, les particules de Bohn-Kirino, pour fabriquer une sorte de machine à remonter le temps, mais uniquement pour les familles des victimes, et l’expérience ne fera de la personne qu’un témoin d’images recréées par son cerveau :
Les particules de Bohm-Kirino permettent de recréer, en détail, les informations de tous types autour du moment de leur création : la vision, le son, les micro-ondes, l’ultrason, l’odeur de l’antiseptique et du sang, le piquant de la cordite et de la poudre au fond des narines.
Mais cela représente une masse d’informations colossale, même pour une seule seconde. On n’avait aucun moyen de la stocker, sans parler de la traiter en temps réel. La quantité de données rassemblées pour quelques minutes aurait saturé tous les serveurs de Harvard. On pouvait ouvrir une porte sur le passé, mais on ne verrait rien dans le tsunami de bits qui en jaillirait.
[…]
J’ai donc conçu l’idée d’utiliser le cerveau humain pour traiter les informations obtenues par les détecteurs Bohm-Kirino. Les capacités du cerveau au traitement en parallèle de masse, le substrat de la conscience, se sont révélées très efficaces pour filtrer et traduire le torrent de données issu des détecteurs. Il pouvait recevoir les signaux électriques bruts, en rejeter 99,99%, transformer le reste en images, en sons, en odeurs, leur trouver du sens et enfin les enregistrer sous la forme de souvenirs.
Le problème est que cette technique est destructrice :
sa technique est destructrice, comme vous le savez : une fois qu’il a envoyé l’observateur à un endroit et un moment précis, les particules de Bohm-Kirino s’annihilent et nul ne peut retourner là-bas.
Déjà, on voit toute la complexité du problème : est-ce que un seul témoin peut faire l’Histoire ? Quelle crédibilité lui accordé sans documents (et aussi sans autres témoignages) pour corroborer son histoire ? On peut d’ailleurs lire dans la nouvelle le passage suivant :
Je comprends bien que, du point de vue des défenseurs du Pr Wei, la vision brute de l’histoire se déroulant devant vous n’incite guère à mettre en question la preuve indélébile dans votre esprit. Mais cela ne suffit pas au reste d’entre nous. Le Procédé Kirino exige une foi aveugle : qui a vu l’ineffable ne doute en rien de son existence, mais cette clarté ne se reproduit pour personne. Nous voici donc coincés ici dans le présent à essayer de deviner le passé.
Le Pr Wei a mis fin à l’enquête rationnelle sur l’histoire pour la transformer en une religion personnelle. Ce qu’a vu un témoin, nul autre ne pourra jamais le revoir. C’est de la folie.
L’utilisation de témoignages est quelque chose, comme je le disais, qui n’est pas conforme à la méthode de l’historien. Ils s’attirent les foudres de ses paires. Ken Liu donne à lire plusieurs réactions :
J’ai un immense respect pour Wei, qui reste mon meilleur étudiant. Mais il a renoncé à la responsabilité de l’historien de s’assurer que la vérité n’est entachée d’aucun doute. Il a franchi la frontière qui sépare la frontière de l’activiste.
De mon point de vue, il s’agit moins d’idéologie que de méthodologie. Ce qui nous oppose, c’est la définition qu’on donne d’une preuve. Les historiens formés à l’occidentale ou à l’asiatique se sont toujours basés sur la documentation, or le Pr Wei donne désormais la primauté aux témoignages – des témoignages qui de plus proviennent d’individus non pas contemporains des événements, mais issus d’une époque ultérieure.
Ken Liu traite d’autres thèmes relatif à l’Histoire et à l’historiographie : quelle utilisation peut-on faire du passé dans le présent ? est-ce qu’utiliser le passé pour justifier ses revendications est moral ? est-ce qu’oublier le passé (et entre autre sa responsabilité) est possible et vivable à l’échelle d’un État, sous prétexte que l’État a changé de forme ? à qui appartient l’Histoire ? qui fait l’Histoire ? est-ce que la personnification de l’Histoire créé quand même l’Histoire ? Sur cette dernière question, je voulais encore donner une citation :
Comme nous ne disposons que d’une capacité d’empathie limitée envers la souffrance de masse, cette approche, selon moi, risquerait de déboucher sur le sentimentalisme et sur la mémoire sélective. Plus de seize millions de civils ont péri en Chine lors de l’invasion japonaise. La majeure partie de ces souffrances ne sont intervenues ni dans les fabriques de mort comme Pingfang, ni dans d’innombrables village et bourgs isolés loin de tout, où on a massacré et violé sans relâche hommes et femmes, leurs cris emportés par le vent glacé, si bien qu’on a oublié jusqu’à leurs noms. Pourtant, eux aussi méritent qu’on se souvienne d’eux.
Il est impossible que chaque atrocité trouve un porte-parole aussi éloquent qu’Anne Frank, et je ne crois pas que nous devions réduire l’histoire entière à un recueil de récits de ce genre.
Pour traiter toutes ces questions, la forme choisie par Ken Liu est idéale car elle lui permet de raconter son histoire mais aussi de confronter les différents points de vue. Il faut voir que tous ces points de vues sont inventés ou réécrit mais que tout est fait de manière très réaliste.
Sur le thème du témoignage dans la construction de l’Histoire mais aussi sur la question du propriétaire de l’Histoire, je vous conseille le film Le Labyrinthe du Silence qui traite de la préparation du procès de Francfort en Allemagne, qui s’est tenu entre 1963 et 1965. On retrouve dans ce film cette idée que l’Histoire (et donc son jugement) ne peut pas se baser uniquement sur des témoignages mais sur des faits précis (et datés dans le contexte du film). Quand on vit le genre de choses qu’on vécut les gens dans ces camps ou ces unités, on ne note pas les faits pour un futur procès ou pour les futurs historiens. On est obligé de raconter a posteriori et forcément qu’on y met sa sensibilité. Les historiens eux cherchent des faits objectifs ; ils peuvent s’appuyer sur des témoignages mais les faits doivent être recoupés. Sauf que parfois, c’est impossible.
Est-ce que pour autant les histoires des gens ne doivent pas constituer notre Histoire commune pas forcément celle d’un certain pays mais une Histoire commune de l’Humanité entière ? C’est là-dessus (et pas que) qu’interroge la nouvelle de Ken Liu (en 102 pages seulement).
Je pourrais en parler pendant des heures, vous citer tout le livre mais le billet est déjà trop long. Je me rends bien compte qu’il y a peu de chances que les gens lisent cela jusqu’au bout. Si vous avez sauté des parties du billet, ce n’est pas franchement grave, ne retenez que la conclusion : lisez cette nouvelle intelligente et percutante !
Références
L’homme qui mit fin à l’histoire : un documentaire de Ken LIU – traduit de l’anglais (États-Unis) par Sylvie Denis (Le Bélial’, 2016)