Vous avez sûrement entendu parler (ou déjà lu) cette bande dessinée, mais j’ai enfin pu mettre la main dessus à la bibliothèque sans réserver. Je suis absolument ravie de ma lecture. C’est juste brillant, une des meilleures bandes dessinées que j’ai lues. Une des raisons en est que l’auteur utilise pleinement les liens entre textes et images qui peuvent exister dans une « bande dessinée ». C’est d’ailleurs sa thèse au sens propre comme au sens figuré.
L’éditeur nous indique que Nick Sousanis est un ancien joueur de tennis professionnel, dessinateur, musicien, mathématicien, chercheur. Il enseigne actuellement le langage de la bande dessinée à l’université de Calgary. Le déploiement est la thèse de doctorat qu’il a soutenue au Teachers College de la Columbia University, en 2014. La première fois que j’ai lu cela, j’ai pensé que c’était un peu pour se la jouer, mais c’est tout simplement que je ne connaissais pas la thèse qu’il avait défendue. Alors que maintenant que je l’ai lu, je peux vous dire qu’il ne pouvait pas faire autrement. C’est juste brillant d’avoir pu le faire, de l’avoir fait de manière si complète.
Nick Sousanis commence sa thèse en faisant un parallèle avec Flatland de Edwin Abbott Abbott dont je vous avais parlé ici. Pour rappel, le roman mettait en scène des éléments géométriques vivant dans des espaces de leurs dimensions : les points vivaient dans un espace de dimension 1, les carrés dans un espace de dimension 2, la sphère dans un espace de dimension 3. Les points ne pouvaient concevoir un espace de dimension supérieure et restaient sagement dans leur espace restreint. Les carrés ne pouvaient pas concevoir les espaces de dimension 3, jusqu’au jour où un carré a eu l’intuition qu’un tel monde existait et a rencontré la sphère. À eux deux, ils cherchaient à initier les points. Bien sûr, il y avait une allégorie là-dessous, mais si l’on reste au premier niveau de compréhension, il s’agit bien de l’histoire.
Nick Sousanis fait le lien entre cette histoire et notre lien entre images et textes. Depuis « toujours », on nous apprend à penser uniquement par le texte, ce qui entraîne nécessairement pour la plupart d’entre nous une pensée linéaire, une pensée limitante, car elle se fige à force d’être répétée, nous faisant mettre tout dans des cases, nous faisant tous nous ressembler. Il souligne l’impossibilité de faire des liens, de sortir d’un certain schéma de pensées.
Sa thèse est qu’il manque une dimension à notre pensée : c’est du dessin et de l’image. Dans nos sociétés, l’image est restée au rang d’illustration. La vue est sous-estimée : elle ne nous servirait qu’à la perception, sans permettre plus au niveau de nos cerveaux. Dans ce livre, Nick Sousanis veut nous montrer ce que nous manquons en nous limitant à la pensée linéaire, mode de pensée qui nous est appris très jeune, dès le début de notre période scolaire.
Le texte est une thèse, est donc très référencé et surtout argumenté et fouillé. Il ne s’agit pas d’une défense simpliste. Il analyse les causes et les conséquences, fait l’historique des liens entre textes et images, propose de changer. Rien n’est simpliste dans ce texte. Il ne se lit pas facilement, il se vit. Sans cesse, vous observez les dessins, le texte, cherchez à voir la construction globale de la planche et pas seulement ces détails. Le texte et l’image se répondent de manière égale. Le texte est illustration de l’image et vice-versa. En lisant ce livre, vous vivez la thèse de Nick Sousanis et vous comprenez cette dimension qu’il vous manque. C’est ce que j’ai trouvé vraiment brillant ! C’est juste remarquable et fascinant d’avoir la possibilité de penser si différemment et si complètement. Et de pouvoir le transmettre en plus !
Je ne pouvais pas ne pas vous mettre des exemples de planche pour vous montrer ce que cela donne (ce n’aurait eu aucun sens de ne faire qu’un billet avec du texte, en complet désaccord avec la thèse de l’auteur). Il s’agit d’un passage au début du livre, au moment de l’analogie avec Flatland. Si vous cliquez sur les images, vous obtiendrez des versions en plus haute résolution.
D’autres citations (sans les planches)
Les langages sont de puissants outils pour explorer les abîmes encore plus profonds de notre entendement. Mais malgré leur force les langages peuvent devenir des pièges. En confondant leurs limites avec la réalité, nous voilà, comme les Flatlandais, aveugles aux possibilités au-delà de ces frontières factices, privés de conscience comme des moyens d’en sortir. Le médium de notre pensée définit ce que nous pouvons voir.
Si une page de BD se lit de manière séquentielle, comme un texte, elle est en même temps saisie – vue – dans sa globalité. Thierry Groensteen voit dans cette organisation d’images simultanées un système, un réseau, un espace connecté reposant non sur un procès séquentiel linéaire progressant d’un point à un autre… Mais des associations qui s’étendent comme une toile sur la page, tissant des fragments en un tout cohérent. Ainsi chaque élément fait un avec un tout. L’interaction spatiale du séquentiel et du simultané confère à la bande dessinée une nature duale – à la fois arborescente hiérarchique, et rhizomatique, entrelacée en une même forme.
Pour Lakoff, Johnson et Núñez, nos concepts fondamentaux ne sortent pas du royaume de la pure raison désincarnée, mais sont basés sur notre expérience physique du monde. Par notre activité perceptive et corporelle quotidienne, nous formons des structures dynamiques imagée qui organisent notre expérience et lui donnent sens. Opérant en deçà de notre conscience, ces structures modèlent notre pensée et nos actes. L’expérience concrète constitue la matière première à partir de laquelle nous étendons notre capacité de pensée et donnons naissance à des concepts plus abstraits. Nous comprenons le nouveau dans les termes du connu.
En dépit de nos prouesses mentales, notre esprit n’est pas illimité. Dessiner, selon Masaki Suwa et Barbara Tversky, est un moyen d’orchestrer une conversation avec soi. Coucher nos pensées nous permet de sortir de nous-même, pour puiser dans notre système visuel et notre faculté de voir en relation. Ainsi étendons-nous notre pensée, la distribuant entre conception et perception – simultanément impliquées. On dessine non pour transcrire des idées de sa tête mais pour les générer dans la recherche d’une compréhension supérieure.
J’avais plein d’autres citations, mais elles perdent de leurs forces sans les dessins. Je vous recommande donc très fortement cette bande dessinée si vous souhaitez en avoir plus. Je ne pense pas que vous le regretterez !
Références
Le déploiement de Nick SOUSANIS – traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Voline (Actes Sud – l’an 2, 2017)
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