Quatrième de couverture
Tandis que les prédictions concernant la fin de la lecture vont bon train, Ricardo Piglia s’intéresse au contraire à sa prolifération et en traque la présence dans la littérature : lecture-amie, lecture-ennemie, leurs en retrait du texte (Hamlet), lecteurs qui s’identifient (Anna Karénine, Madame Bovary), lecteurs qui lisent mal, qui perdent le sens (ceux de Joyce) ou le retrouvent (Borges). La lecture est une scène humaine comme une autre, elle ne se contente pas de refléter le monde. Il lui arrive aussi de le rendre complexe. À l’extrêmité de la chaîne, la fiction devient la seule réalité et ne se réfère plus qu’à elle-même (Borges). La lecture, scène de négociation perpétuelle entre l’imaginaire et le réel, devient alors l’ultime refuge de la subjectivité : « Ma propre vie de lecteur est présente et c’est pourquoi ce livre est, peut-être, le plus personnel et le plus intime de tous ceux que j’ai écrits. »
Mon avis
J’ai trouvé ce livre lumineux malgré des passages que je n’ai pas compris (parce que je manque de culture littéraire, mais ce n’est pas grave parce que je relirai cet essai après avoir comblé ces lacunes). Donc c’est un essai, ou plutôt un parcours de lecture, tout ce qu’il y a de plus personnel, proposé par Ricardo Piglia. Le livre est divisé en six chapitres (+ prologue et épilgogue), chacun étant à vue de nez assez indépendant. Il y a cependant un fil ténu qui les relie. On voit des personnages d’un chapitre arrivé dans un autre.
Le premier chapitre porte sur Borges. J’avoue ne pas l’avoir dégusté comme il faut parce que c’était le début du livre (et il me faut toujours un peu de temps pour m’habituer au style d’un auteur) et que surtout je n’ai jamais lu Borges. Mais pour ceux qui l’ont lu, Piglia y parle principalement de deux nouvelles de l’auteur argentin : Tlön, Uqbar, Ornis Tertius et Le Sud.
Le deuxième mini-essai porte sur Kafka. J’étais déjà un peu familiarisé avec le monsieur puisque j’ai lu La métamorphose quand j’étais en troisième. Piglia y parle principalement de la relation épistolaire de l’écrivain avec Felice Bauer. En gros, ce que peut attendre l’écrivain d’une femme. Cela donne l’occasion d’un de mes passages préférés :
Le soir de la première rencontre, Kafka a imaginé une lectrice attachée à ses manuscrits. Un personnage sentimental qui réunit l’écriture et la vie. La femme parfaite selon Kafka (mais pas seulement lui) serait donc la lectrice fidèle, qui vit pour lire et copier les manuscrits de l’homme qui écrit.
Il s’agit d’une grande tradition : il suffit de penser à Sofia Tolstoï, qui copie sept versions de Guerre et Paix (à la fin, elle pensait que le roman était d’elle et des conflits brutaux avec son mari commencèrent à éclater). Il faut lire son Journal, ainsi que celui de Tolstoï. La guerre conjugale.
À propos des lectrices-copistes russes, on peut rappeler l’histoire de Dostoïevski, que Kafka connaissait très bien. Ce moment unique (au sujet duquel Butor a écrit un texte magnifique) où, couvert de dettes, il doit écrire en même temps Crime et Châtiment et Le Joueur (l’un le matin ; l’autre, l’après-midi) et décide d’embaucher une sténographe, Anna Giriegorievna Snitkine. Entre le 4 et le 29 octobre 1866, il lui dicte Le Joueur et le 15 février 1867, il se marie avec elle, après lui avoir demandé sa main le 8 novembre : une semaine après avoir terminé le livre et un mois après l’avoir connue. Vitesse dostoïevskienne (et situation kafkaïenne). La femme séduite par le simple fait de voir la capacité de production d’un homme. La femme séduite pendant qu’elle écrit ce qu’il lui dicte.
Il y a aussi Véra Nabokov. L’ombre russe, la femme qui se déplace avec un revolver pour protéger son mari, son « assistante » lors des cours à Cornell (tel est le mot utilisé par Nabokov pour la présenter) et, surtout, la copiste, celle qui copie interminablement les manuscrits, celle qui copie mille fois les fiches sur lesquelles son mari écrit la première version de ses romans. Celle aussi qui écrit pour lui les lettres. Dans la biographie de Stacy Schiff, Véra Nabokov, on peut voir comment se construit ce personnage symbiotique de femme-d’écrivain, de femme-vouée-à-la-vie-du-génie. Véra écrit come son mari. Invisible, elle prend sa place. Elle écrit à sa place, pour lui, et se dissout. (pp.74-75)
Le troisième chapitre porte sur Che Guevara comme grand lecteur (pour moi c’était une découverte). C’est le chapitre qui me fait dire que ce livre est lumineux. On y découvre un autre Che. C’était un grand lecteur (il arrivait même à lire entre deux combats de guérilla !!!)
Ce qui a été lu est très souvent le filtre qui permet de donner un sens à l’expérience, elle la définit, lui donne forme. (p.111)
mais un lecteur-écrivain qui a ressenti le besoin de sortir des livres pour agir (et ainsi gagné en légitimité sur ce qu’il écrit) :
L’objectif de ce voyage est l’expérience en tant que telle, sortir d’un monde livresque et fermé à la vie pour trouver le fondement qui légitime ce qu’il écrit. (p.132)
Le cinquième chapitre porte sur des lectrices qui s’identifient à leur lecture (Anna Karénine et Madame Bovary). Le sixième porte sur le livre de Jame Joyce, Ulysse. Il explique qu’on ne peut se contenter d’une seule lecture car il y a des petites pierres tout au long du livre qui ne sont expliqués qu’à la fin (en particulier une histoire de pomme de terre). Il montre que le premier traducteur en espagnol n’a pas forcément réussi à rendre ces fils.
En conclusion, je dirais que Ricardo Piglia est un excellent lecteur. Ses analyses sont érudites et pourtant écrites dans un style clair. C’est un livre qui apporte un très bel éclairage sur la pratique de la lecture. Rien que pour le chapitre sur le Che, je trouve que c’est un livre qui vaut le coup !
D’autres avis
Ceux de Bouquin, d’ActuaLitté, …
D’autres extraits
« Ce qui a été lu est très souvent le filtre qui permet de donner un sens à l’expérience, elle la définit, lui donne forme. » (p.111)
« Sartre s’est demandé pourquoi on lisait des romans. Il y a quelque chose qui manque dans la vie de quelqu’un qui lit. et c’est ce qu’il recherche dans les livres. Il s’agit évidemment du sens de sa vie, vie mal faite, mal vécue, exploitée, aliénée, pipée, mystifiée, mais dont pourtant ceux qui la vivent savent qu’elle pourrait être autre. » (p.156)
Références
Le dernier lecteur de Ricardo PIGLIA – traduit de l’espagnol (Argentine) par André Gabastou (Christian Bourgois, 2008)
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