Les Ongles est le deuxième livre de Mikhaïl Elizarov à être publié en France. Le premier était Le Bibliothécaire, prix Booker russe en 2008. Je n’avais pas tenté de lire ce premier livre, même si le livre me tentait, suite à la lecture de beaucoup d’avis négatifs sur la blogosphère.
Les Ongles est un texte qui a paru avant, en 2001, dans un recueil de nouvelles. Le texte en lui-même fait une centaine de pages en livre électronique (192 pages en livre physique).
L’histoire est celle de deux orphelins Gloucester et Bakatov, de leur « naissance » (ils se fréquentent depuis la pouponnière) à l’âge adulte, juste après la dissolution de l’URSS.
Gloucester et Bakatov sont handicapés. Le premier est bossu, le second est attardé et donne « une impression pénible de l’état de son intellect – la faut à la forme chiffonée de son crâne, à sa manière aussi de baver tout le temps« . On suit leur vie commune, d’abord à l’hôpital, puis à la « Guirlande » , un pensionnat spécialisé pour les enfants handicapés, qu’ils quitteront pour rejoindre la ville. Là, Gloucester deviendra pianiste et Bakatov plombier.
Le ton employé dans ce livre n’est pas sans rappeler celui de Mémoires du célèbre nain Joseph Boruwlaski, gentilhomme polonais de Joseph Boruwlaski (c’est aussi un peu l’histoire qui m’a fait pensé à ce roman). Les aventures de nos deux héros sont racontées sur le mode du conte ou de la fable. On saute de péripéties en péripéties, qui ne semblent pas toucher les deux protagonistes, surtout Gloucester qui est le narrateur du livre. Il va de l’avant, il fait avec comme on dirait aujourd’hui. De manière particulière cependant car tout est poésie dans sa bouche. Dans le Matricule des anges de septembre, la journaliste dit Tout est espoir. Tout est poésie. Même la tristesse. Une peine de cœur donne ces mots : » En deux mois le chagrin passa, cessa d’être du chagrin. Parfois seulement, cela me gratouillait un peu le cœur ». Chez Gloucester, par cette manière de voir les choses, on ressent une certaine naïveté enfantine. Il n’est pas adapté à ce monde-là, même s’il a vécu des choses dures, qu’il va s’en sortir (mais pas forcément comme il le mériterait). Cette poésie dans le discours fait que l’on s’attache à Gloucester. Moins à Bakatov car finalement on le connaît moins, puis qu’il ne se livre pas dans le livre.
J’ai trouvé aussi intéressant le fait que le livre se passe dans la période post-soviétique car l’auteur arrive à nous faire ressentir la période de chaos qui a suivi. Pendant l’enfance de Gloucester et Bakatov, la vie au pensionnat n’était pas des plus riches mais il y avait de la nourriture, on s’occupait un peu d’eux … alors qu’après leur libération de ce pensionnat, c’est un peu la cour des miracles. Il y a des voleurs, des escrocs, des gens qui meurent de faim… On tombe dans la plus grande pauvreté mais surtout le chacun pour soi. Ils sont deux contre le reste du monde. Le peu de soutien qu’ils reçoivent est de peu d’aide ou bien est fortement intéressé.
Le point fort du livre reste l’écriture. Je remercie le traducteur d’avoir su retranscrire la langue de l’auteur de cette manière. Cette multitude d’images, de poésie donne une impression de légèreté qui rend le texte facile à lire malgré ce qui nous est raconté. L’auteur met un très légère couche de fantastique, suffisamment légère pour que le texte ne devienne pas crédible mais suffisamment épaisse pour rendre l’esprit enfantin, naïf de Gloucester dont j’ai parlé ci-dessus. Je pense que l’extrait ci-dessous, qui donne son titre au livre, donne une bonne idée du style (même s’il n’y a pas trop de belles images dans ce passage).
C’est une lecture que personnellement, je recommanderais car dans l’ensemble, j’ai trouvé que c’était un très bon texte. L’écriture reste le point majeur du livre. Sa faiblesse est, à mon avis, un léger changement de ton ou de rythme dans la deuxième partie du livre (quand ils sont devenus adultes) qui rend le livre moins entraînant.
Vous pouvez lire un avis contraire au mien ici. Je vous conseille la lecture de l’article du Matricule des Anges, septembre 2014, page 39, qui est vraiment très bien écrit (il y a des gens qui expliquent mieux que moi ce que j’ai ressenti pendant ma lecture, en l’écrivant avant que je l’ai lu. C’est fou quand même).
Un extrait
Le rituel se déroulait une fois par mois, selon un ordonnancement précis : Bakatov allait se coucher sans s’être lavé les mains ni avoir mangé de la journée ; au crépuscule, il saisissait un bout de la Komsomolskaïa Pravda ou de n’importe quel autre journal et, tournant sa frimousse vers le soleil couchant, lisait à voix haute ce qu’il y avait d’écrit ; puis Bakatov montrait le blanc des yeux, il se mettait à genoux et s’employait à se ronger l’auriculaire droit, puis, dans l’ordre , l’annulaire, le majeur, l’index et le pouce – les ongles, en aucun cas, n’étaient recrachés tout de suite -, avant de s’attaquer à la main gauche. Les ongles étaient toujours rongés dans cette succession, de l’auriculaire au pouce.
Dix croissants de lune translucides étaient ensuite et ensuite seulement crachés dans le journal et, selon la disposition qu’avaient prise les ongles, Bakatov disait l’avenir. Sous l’influence de ces rognures les titres de la une se faisaient prédictions, à partir desquelles Bakatov concevait notre agenda du mois, à tous les deux. La pureté du rituel était ce qui garantissait notre sécurité. La séance de divination était parachevée lorsque Bakatov se griffait la poitrine de ses ongles rongés et aspergeait du sang qui jaillissait les rognures sur le morceau de papier puis il enterrait le tout en murmurant des paroles indistinctes.
J’aurais voulu pénétrer davantage l’essence de ce cérémonial mais Bakatov m’en dissuadait, arguant que c’était dangereux. Je me rappelle qu’un jour je lui ai désobéi, j’ai regardé ce qu’il y avait dans le papier avec les ongles. J’ai à peine eu le temps d’apercevoir un puits dans la noirceur poisseuse m’a saisi à la tête et attiré à elle. J’ai entendu derrière moi un aboiement terrible et perdu connaissance. C’est Bakatov qui m’a ramené à moi. Il était hâve. J’ai voulu plaisanter mais me suis arrêté net : Bakatov était littéralement en sang, il s’était déchire jusqu’aux côtes. Ce qu’il m’a dit m’a fait comprendre que c’est le prix qu’il avait payé pour me faire échapper au puits et au chien. J’ai aussitôt cessé de me mêler de la vie religieuse de Bakatov.
Références
Les Ongles de Mikhaïl EILZAROV – roman traduit du russe par Stéphane A. Dudoignon (Serge Safran éditeur, 2014)
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