J’ai lu ce livre parce que j’avais fini le précédent (jusqu’à là je suis logique) et que n’ayant pas pris de secours, je me suis rabattue sur ma tablette, chargée d’ebooks au cas où (il n’y en a que dix parce qu’une tablette n’est pas une liseuse et donc je m’en sers pour autre chose que stocker des livres). J’ai choisi celui-là parmi les dix dont je disposais. Pourquoi j’ai voulu lire ce livre au départ ? (parce que en fait je l’ai pratiquement acheté à sa sortie). Parce que mon chef s’appelle Barnes et que quand il m’a engagé je croyais qu’ils étaient parents même très éloignés. En fait, non. Mon chef prononce son nom à la française (avec un accent sur le e même s’il n’y est pas, ne lit pas de littérature et ne parle que de géophysique). C’était donc un espoir déçu. J’ai donc remisé ce livre au fond de la mémoire de toutes les choses électroniques que je possèdent. Puis il y a eu le billet de Kathel qui me l’a remis en mémoire au début de l’année.
J’ai su dès que j’ai commencé à lire ce livre que j’allais l’adorer. C’est tout ce que j’aime, tellement anglais, intelligent, plein de réflexions, lucide. Le monde s’efface autour de vous quand vous lisez ce livre car Tony Webster vous parle à vous, où en tout cas vous prend à témoin. De quoi ? me direz vous. Tony a la petite soixantaine, divorcé, fraichement retraité, relation cordiale avec sa fille. En apparence, tout va bien. Un jour il reçoit un courrier le ramenant quarante ans en arrière où il formait, avec trois amis, une bande d’amis, vivant ensemble leur adolescence et leur passage à l’âge adulte. Jusqu’au jour où l’un deux s’est suicidé. Fait qui a toujours été mystérieux et inexpliqué pour notre narrateur. Il va chercher une réponse quarante ans plus tard.
Ce qui m’a particulièrement touché dans ce livre, c’est que le narrateur est normal. Il croit que la vie s’ouvre à lui à l’adolescence, que ce qu’il ressent est neuf, qu’il est plus intelligent. À soixante ans, il a compris que non, qu’il est médiocre (normal, quoi, car il n’a pas fait de grandes choses), qu’il n’a fait que poursuivre la vie de ses parents finalement (c’est le sens des extraits que j’ai mis en dessous). C’est vraiment ce qui m’a plus dans ce livre. C’est des réflexions que nous pourrions tous avoir à un moment de notre vie, nous retourner sur ce que l’on a fait et dire ben rien, finalement, en tout cas rien d’extraordinaire. Je trouve que ce livre a le mérite de poser cette question de manière honnête : est-ce qu’une vie où on se contente de suivre le flot et de faire de son mieux est une vie gâchée ? une vie non vécue, qui n’a servi à rien. J’ai trouvé que la réponse apportée par Julian Barnes est tout sauf grotesque car il ne répond pas à la question. C’est un peu une dictature de notre temps qui veut que tout ce qui soit fait soit utile et surtout visible. Tony Webster va à l’encontre de cela. Une vie réussie est-elle une vie médiocre (dans le sens de non palpitante, de non utile et efficace pour la société), tout simplement ? La plupart de romans et des auteurs auraient conclu qu’une vie médiocre était une vie inutile. Julian Barnes ne juge pas (en tout cas pas au travers de son narrateur).
Une autre question abordée par l’auteur est celle de la mémoire et de l’histoire (avec h ou H). Nos souvenirs ne sont pas des faits mais sont plutôt la réécriture que nous en faisons en utilisant ce que nous voudrions y voir. À partir de ce point de vue, on voit Tony Webster changer plusieurs fois de versions pour finir par trouver une version qui semble cohérente avec plusieurs protagonistes. Cela donne lieu à de très belles phrases dans le roman sur ce sujet.
Plus que les questions posées par l’auteur, je vous conseille ce livre pour l’atmosphère qui s’en dégage : une atmosphère de sérénité, celle d’un homme (l’auteur ou le narrateur) qui a réfléchit et qui regarde sa vie de manière honnête envers lui mais aussi envers son lecteur. C’est fait tellement intelligemment, c’est tellement bien écrit et traduit que vous ne pouvez pas louper ce livre ! En plus, il est sorti en poche depuis que je l’ai acheté.
Des extraits
C’est l’avantage que je l’ai lu en électronique. J’ai la flemme de les chercher dans un livre papier tandis que là Mantano a tout gardé dans sa tête, moins poreuse que la mienne.
Le lycée se trouvait dans le centre de Londres, et chaque jour nous y venions de nos différents quartiers, passant d’un système de contrôle à un autre. À l’époque, les choses étaient plus simples : moins d’argent, pas de gadgets électroniques, peu de tyrannie de la mode, pas de petites amies. Il n’y avait rien pour nous distraire de notre devoir humain et filial qui était d’étudier, de passer les examens, d’utiliser les qualifications obtenues pour trouver un emploi, et puis d’adopter un mode de vie d’un inoffensif mais plus grand raffinement que celui de nos parents, qui approuveraient, tout en le comparant en eux-mêmes à celui de leur propre jeunesse, qui avait été plus simple, et donc supérieur. Rien de tout cela, bien sûr, n’était jamais dit : le très convenable darwinisme social des classes moyennes anglaises restait toujours implicite. [p.11]
En ce temps-là, nous nous voyions comme des garçons maintenus dans quelques enclos, attendant d’être lâchés dans la vraie vie. Et quand ce moment viendrait, notre vie — et le temps lui-même — s’accélérait. Comment pouvions-nous savoir que la vraie vie avait de toute façon commencé, que certains avantages avaient déjà été acquis, certains dégâts déjà infligés ? Et que notre libération nous ferait seulement passer dans un plus vaste enclos, dont les frontières seraient d’abord invisibles. [p.12]
Ma petite bibliothèque avait eu plus de succès avec Veronica que ma collection de disques. En ce temps-là, nos livres de poche avaient encore leur aspect traditionnel : Penguins orange pour la littérature romanesque, Pelicans bleus pour le reste. Avoir plus de bleu que d’orange sur vos rayons était une preuve de sérieux. Et, dans l’ensemble, j’avais suffisamment de titres honorables — Richard Hoggart, Steven Runciman, Huizinga, Eysenck, Empson… plus le Honest to God de monseigneur John Robinson, à côté de mes albums humoristiques de Larry. Veronica me fit le compliment de supposer que je les avais tous lus, et ne se douta pas que les bouquins les plus fatigués avaient été achetés d’occasion.
Sa propre bibliothèque contenait beaucoup de poésie, sous forme de volumes ou de plaquettes : Eliot, Auden, MacNeice, Stevie Smith, Thom Gunn, Ted Hughes. Il y avait des volumes du « Club du Livre de gauche » d’Orwell et de Koestler, quelques romans du XIXe siècle reliés cuir, deux ou trois Arthur Rackham de son enfance et son livre-réconfort, I Capture the Castle. Je n’ai pas douté un seul instant qu’elle les avait tous lus, ni qu’ils étaient les bons livres à avoir. En outre, ils semblaient être une continuation organique de son esprit et de sa personnalité, alors que les miens me paraissaient foncièrement distincts de moi, s’efforçant de décrire un personnage que j’espérais devenir. [pp. 30-31]
La loi, et la société, et la religion disent toutes qu’il est impossible d’être sain d’esprit et de corps et de se tuer. Peut-être ces autorités craignaient-elles que le raisonnement du suicidé ne remette en cause la nature et la valeur de la vie telle qu’elle était organisée par l’État qui payait le coroner ? [p. 62]
Il avait aussi demandé à être incinéré, et que ses cendres soient dispersées, puisque la prompte destruction du corps était aussi un choix actif du philosophe, et préférable à l’attente horizontale de la décomposition naturelle dans la terre. [p. 63]
Un Anglais a dit que le mariage est un long repas terne où le dessert est servi en premier. [p. 68]
Ce qui n’avait d’abord été qu’une détermination à obtenir un bien qui m’avait été légué s’était transformé en quelque chose qui concernait ma vie entière, le temps et la mémoire. [p. 159]
Que savais-je de la vie, moi qui avais vécu si prudemment ? [p. 174]
D’autres avis
Ceux de Keisha et Theoma. Il y en a plein d’autres si vous allez sur Babelio, LibraryThing …
Références
Une fille, qui danse de Julian BARNES – traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin (Mercure de France, 2013)
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