Vous commencez à me connaître assez bien, en tout cas, en termes de lecture et vous vous doutez donc que quand j’ai vu ce tout petit livre de 38 pages avec pour titre Le vice de la lecture, j’ai sauté dessus parce qu’il y avait lecture dans le titre. En plus le livre est beau avec ses petites rayures rose et blanches : cela n’enlève rien. Cela peut paraître très cher (5 euros) pour un si petit livre mais
- vous soutenez un travail éditorial : « La Petite Collection a été créée pour que puissent exister des textes trop courts pour être publiés dansun grand format, mais trop grands pour ne pas être édités. Notre mot d’ordre reste le même depuis la création de notre maison d’édition : publier des textes inédits et des textes oubliés ou méconnus dignes de vivre ou de revivre, d’être découverts ou retrouvés, des ouvrages auxquels on revient et avec lesquels on vit, que nous souhaitons accompagner assez longtemps pour qu’ils trouvent leurs lecteurs. Grâce à cette nouvelle collection, nous pouvons ajouter auourd’hui : quelle que soit leur longueur.«
- personnellement depuis mercredi, je l’ai lu trois fois, j’y suis revenu à plusieurs en lisant un passage par ci par là (je me suis demandée quel passage je pourrais vous citer dans tous ceux que j’avais noté : en gros les 35 pages). En fait c’est comme si vous aviez un livre avec plus de pages donc c’est rentable (si on peut parler de rentabilité pour un livre).
Il s’agit d’un essai d’Edith Wharton, très grande lectrice depuis son adolescence, sur la lecture
« Peu de vices sont plus difficiles à éradiquer que ceux qui sont généralement considérés comme des vertus. Le premier d’entre eux est celui de la lecture. » (p. 7)
Elle oppose les lecteurs nés, dans lesquels je me suis un peu reconnue, à une seconde catégorie de lecteurs, les lecteurs mécaniques
« Le lecteur mécanique est l’esclave de son marque-page : s’il en perd l’emplacement, il se trouve dans l’ennuyeuse nécessité de recommencer au début […]. Le lecteur-né est son propre marque-page. Il se rappelle instinctivementà quel moment de l’histoire il a reposé son livre, et les pages s’ouvrent d’elles-même à l’endroit qu’il cherche. » (p. 16-17)
« Se forcer à lire – « lire par volonté », en quelque sorte – n’est pas plus lire que l’érudition n’est la culture. Lire vraiment est un réflexe ; le lecteur-né lit aussi inconsciemment qu’il respire ; et pour pousser l’analogie plus avant, lire n’est pas plus une vertu que respirer. Plus on confère à l’acte du mérite, plus il en devient stérile. » (p. 8)
« Le lecteur mécanique, qui lit toujours consciencieusement, sait exactement combien il lit, et vous le dira avec l’orgueil d’une ménagère scrupuleuse qui a calculé au demi-gramme près la consommation journalière de nourriture dans son foyer. Tout comme la ménagère a tendance à se rendre au marché chaque jour à telle heure, le lecteur mécanique a souvent un horaire précis pour emmagasiner ses provisions intellectuelles ; et il n’est pas rare qu’il lise seulement un nombre d’heures donné par jour. […] Il s’ensuit pour celui qui lit à l’heure qu’il n’a souvent « pas le temps de lire » ; une situation inconnue du lecteur-né dont les modes de lectures constituent un flux continu sous-jacent à toutes ses autres occupations. » (p. 14-15)
J’ai aussi les défauts des lecteurs mécaniques
« Dans sa perspicace étude de caractères, Manoeuvres, Miss Edgeworth dit de l’un de ses personnages : « Jamais son esprit n’avait été submergé par un torrent de connaissances inutiles. Que le courant de la littérature l’ait irrigué n’est perceptible qu’à sa fertilité. » Ceci ne pourrait être plus heureuse description de ceux qui lisent intuitivement ; et son antithèse, un digne portrait du lecteur mécanique. Son esprit est dévasté par ce torrent de connaissances inutiles que ses demandes ont aidé à gonfler. Il est probable que si ne lisait que ceux qui savent lire, personne d’autre que ceux qui savent écrire ne produirait de livres ; mais c’est la moindre des offenses du lecteur mécanique que d’avoir encouragé l’auteur mécanique. » (p. 24)
« Le désir de se tenir au courant est, semble-t-il, la plus grande motivation de cette catégorie de lecteurs : ils semblent envisager la littérature comme un funiculaire à bord duquel on ne peut « embarquer » qu’en courant à toutes jambes ; pendant qu’on trouvera le lecteur-né se promenant avec indolence en digilences et autres chaises de poste, vaguement au fait des nouveaux moyens de locomotion. » (p.12)
Heureusement, je n’en ai pas tous les défauts non plus
« Pour le lecteur mécanique, les livres une fois lus ne sont pas comme des choses qui grandissent, qui prennent racine et dont les branches s’entrelacent, mais des fossiles étiquetés puis rangés dans les tiroirs d’un meuble de géologue ; ou putôt, comme des prisonniers condamnés à une vie entière de confinement solitaire. Avec un tel état d’esprit, les livres ne se parlent jamais les uns aux autres. » (p. 18)
Une dernière citation, pour la route :
« La valeur des livres est proportionnelle à ce que l’on pourrait appeler leur plasticité – leur capacité à représenter toutes choses pour tous, à être diversement modelés par l’impact de nouvelles formes de pensées. Là où, pour une raison ou une autre, cette adaptabilité réciproque manque, il ne peut y avoir de réelle relation entre le livre et le lecteur. En cela, on pourrait dire qu’il n’y a pas de critère de valeur abstrait en littérature : les plus grands livres jamais écrits valent pour chaque lecteur uniquement par ce qu’il peut en retirer. Les meilleurs livres sont ceux desquels les meilleurs lecteurs ont su extraire la plus grande somme de pensée de la plus haute qualité ; mais c’est généralement de ces livres-là que les piètres lecteurs recueillent le moins. » (p.9-10)
Moi, je vous le dis : il faut lire ce livre.
Les premières pages sont ici.
Sinon, je voulais savoir si quelqu’un avait lu des livres d’Edith Wharton ? Là encore, je voudrais en savoir plus …
Références
Le vice de la lecture de Edith WHARTON – traduit de l’américain par Shaïne Cassim (La petite collection – Les éditions du Sonneur, 2009)
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