Un amour insensé est donc le deuxième Junichirô Tanizaki que j’ai pris l’autre jour à la bibliothèque. Vous commencez à connaître : c’est l’histoire d’un couple où tout ne se passe pas bien. Mais ici, le lecteur le sait dès le départ et est épaté par la naïveté (et la bêtise, mais cela s’est jugé depuis notre époque) de l’homme, qui est aussi le narrateur de l’histoire.
On est au Japon, dans les années vingt. Jôji Kawai, la trentaine, est ingénieur mais surtout célibataire et assez seul ; il ne semble vivre que pour bien faire son travail. Il a grandi à la campagne, où sa famille se trouve encore et s’en sort plutôt bien. Lui travaille en ville. Il n’est pas très beau, plutôt solitaire et a du mal à trouver une femme. Dans un restaurant où il a ses habitudes, il repère une serveuse d’une quinzaine d’années, Naomi. Naomi est un prénom très original pour le Japon, qui, et l’auteur l’écrit dès la première page, pourrait passer pour Occidental. C’est la première chose qui intéresse Jôji. Il en vient à s’intéresser au physique, mais par un biais assez original pour le lecteur du XXIe siècle :
Curieusement, c’est une fois éclairé sur ce prénom non exempt de recherche, que j’en vins à trouver à la personne une physionomie tout à fait intelligente, avec quelque chose d’occidental, et à me dire : « Ce serait pitié que de la laisser végéter comme serveuse dans un pareil endroit! »
Le critère principal pour déterminer la beauté de Naomi est donc, là-encore, son côté occidental. Cela s’inscrit dans une période où la mode japonaise était à l’occidentalisation, parfois jusqu’à avoir honte de sa propre culture. Naomi vient d’une famille qui se fiche un peu de son sort et donc, quand Jôji propose de la prendre sous son aile, personne ne s’y oppose. Je rappelle qu’elle a quinze ans et lui trente et qu’il s’agit ici de la « former » (sous-entendu à ses goûts et pour qu’il soit fier de la montrer) pendant deux ans et de la prendre pour épouse ensuite. Dès le départ, ils vivent donc sous le même toit. Naomi a promis d’obéir au doigt et à l’œil ; elle est autorisée à sortir l’après-midi (après s’être occupé de la maison) pour prendre des leçons d’anglais et de musique. Rapidement, Naomi prend le contrôle du ménage et n’en fait qu’à sa tête. Jôji l’accepte, en admiration devant sa déesse, et finalement, au lieu de transformer Naomi, citadine, en jeune femme avec une bonne éducation « de campagnarde » (sans que cela soit péjoratif), c’est Jôji qui va s’occidentaliser sous l’influence de Naomi, de ses amis et de leur jeunesse. Plus le roman s’avance, plus la relation à l’intérieur du couple se transforme en une relation masochiste. Naomi sait qu’elle peut tout demander et que Jôji obéira. Pendant tout le livre, on s’interroge sur qui va gagner (parce que Jôji a quand même des moments de lucidité).
Lectrice du XXIe siècle, je savais dès le départ que cela ne marcherait pas. On ne dresse pas une femme comme on dresse un chien (et même les chiens n’ont pas tous le même caractère) : il y a une personnalité à l’intérieur du corps « occidental ». Ce n’est pas une créature à qui il faut donner la vie. Je n’ai par contre ressenti aucune empathie pour ce sombre monsieur et j’ai même pris un plaisir sadique à le voir souffrir.
L’intrigue est en soi « facile ». Le roman se focalise sur la relation de couple (avec apparition fugitive des différents amants) et le lecteur sait qu’il n’en sortira pas. L’intérêt du livre tient aux différents rebondissements : amour, disputes, réconciliation, secret, tromperie, manigance, dans un cycle qui peut sembler sans fin. Le livre est en cela un peu une comédie ; le lecteur se demande toujours comment Naomi va s’en sortir la prochaine fois.
Le thème de l’occidentalisation est introduit par la préface de Pasolini (en tout cas dans l’édition Folio). Plus qu’un thème, je dirais que c’est un décor (ou un thème sous-jacent peut-être). L’auteur n’en fait pas un sujet de conversation, lui et ses personnages ne donnent pas leur avis, même en aparté. Dans un bal, un homme est « déguisé » en Occidental mais on juge l’homme ridicule et non la situation ou la mode. La fin du roman n’incite pas vraiment non plus à tirer de conclusions, ni même d’enseignements. Par contre, c’est un élément important dans tout le roman où il est fait allusion à cette occidentalisation à tout propos : la nourriture, les vêtements, le logement, les danses, la mode, les comportements (et aux prix de tout cela)… Pasolini précise dans sa préface que cette occidentalisation est explicitement décrite et utilisée ; elle est plutôt sous-entendue dans les autres romans de Tanizaki.
En conclusion, j’ai pris un plaisir sadique à lire ce livre et je vous recommande de faire de même.
Références
Un amour insensé de Junichirô TANIZAKI – traduit du japonais par Marc Mécréant (Folio, 2003)
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