J’ai commencé mes lectures « tchekhoviennes » par la nouvelle dont parlait le Point Références dans son édition sur L’âme Russe. Le moins que l’on puisse dire est que je suis séduite.
L’histoire est triste bien évidemment : un médecin psychiatre, André Efimytch Raguine, a la responsabilité du service psy dans sa ville. Il n’a pas choisi sa profession mais elle lui a été imposée par son père. Il travaille mais se rend compte qu’il n’aura jamais les moyens d’améliorer la vie de ses malades ; il ne peut même pas appliquer les nouvelles techniques qui sont mises en place dans les villes. Il ne veut plus exercer, il se retire de l’hôpital où il laisse œuvrer ses subordonnés pendant que lui vit une vie de reclus. Il survit plutôt ; il attend quelque chose. Un jour, par le plus grand des hasards, il suit un de ses malades jusqu’à sa « chambre », ou plutôt jusqu’à la salle où il vit et là, la salle n°6, il rencontre un homme qui va changer sa vie, Ivan Dmitritch Gromov, car il va enfin pouvoir parler de ce qui le touche. Cet homme va lui ouvrir les yeux mais va aussi le mener à sa perte car le médecin ne sera alors plus comme les autres.
J’ai aimé particulièrement deux choses dans cette nouvelle : la manière dont Tchekhov traite ses deux personnages principaux à égalité et aussi la manière dont il fait se retourner la situation, tout en ayant insisté au départ sur le fait que c’était prévisible.
En effet, la nouvelle démarre par la narration complète de la vie malheureuse de Ivan Dmitritch. Je pensais que cela allait être lui le personnage principal. Tchekhov insiste sur le fait que ce sont ses malheurs qui l’ont rendu paranoïaque (il a peur que des gens rentrent chez lui pour l’agresser ou le mettre en prison ; d’un autre côté dans la Russie de l’époque, ce n’est pas étonnant. C’est un peu la société qui l’a rendu comme cela). Puis il continue sur la description de la vie du docteur, comme si il la mettait en parallèle, sur un pied d’égalité, avec celle d’Ivan Dmitritch. Il continue ensuite la narration avec les deux personnages pour ne plus finir qu’avec le docteur.
Dès le départ, Tchekhov prévient que le docteur est un inadapté. Finalement, on le tolère car il ne dérange personne et surtout pas l’ordre établi. Dès qu’il va commencer à s’exprimer, à émettre un jugement contraire à ce que l’on attend de lui, les ennuis vont commencer. Tchekhov met en place cela dès le départ en parlant de l’hôpital, des conditions de vie des malades. Pourtant, j’ai été surprise de la violence du dénouement et notamment de la descente aux enfers du médecin.
Anton Tchekhov dénonce le fait que des hommes puissent juger la « normalité » d’autres hommes. Il se demande dans quelle mesure et surtout avec quelle légitimité, on peut établir ce critère de normalité ainsi que les petites excentricités que l’on peut tolérer. Finalement, est-ce que dans une société où règne la bêtise et l’intolérance, ce critère n’exclura pas de plus en plus de monde ?
Quelques extraits
Si l’humanité se met à adoucir ses souffrances par des pillules et des gouttes, elle rejette par là toute religion et toute philosophie dans lesquelles on a trouvé jusqu’à présent non seulement un refuge contre tous les maux, mais même le bonheur.
Mais des dizaines, des centaines de fous se promènent en liberté parce que votre ignorance ne sait pas les discerner des gens bien portants ! Pourquoi ces malheureux que voici, et moi, sommes-nous obligés de rester ici pour tous les autres comme des boucs émissaires ? Vous, l’économe, l’aide-chirurgien, et toute votre séquelle hospitalière, êtes, dans l’ordre moral, infiniment au-dessous de nous tous ! Pourquoi donc sommes-nous ici, et vous pas ? Où est la logique ?
« Mon Dieu ! songea-t-il, eux qui ont étudié si récemment la psychiatrie, qui ont passé des examens … d’où leur vient une ignorance si grossière ? Ils n’ont pas la moindre idée de la psychiatrie ! »
Je n’ai d’autre maladie que de n’avoir, en vingt années, trouvé dans cette ville qu’un homme spirituel et c’était un fou. Je n’ai aucune maladie.
Références
La Salle n°6 de Anton TCHEKHOV – traduit du russe par Denis Roche (Plon, 1961)
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